D’un génie à l’autre
Archimède, Newton, Maxwell, Einstein et tant d’autres ont marqué d’une encre indélébile l’histoire des sciences. Ils en sont devenus des icônes. Mais que sait-on vraiment de leur vie? Des expériences vécues qui ont guidé leurs fulgurantes intuitions? Quelle a été l’influence de l’air du temps, du contexte social et économique dans lequel ils ont travaillé? car les idées ne germent pas sans un terreau fertile. Rencontre avec des colosses de l’esprit.
Le miracle grec
- Par Emmanuel Monnier, journaliste chemineur
Par où commencer ce long chemin qui doit nous mener, d’un génie à l’autre, à parcourir de sicèle en siècle l’ensemble de l’histoire des sciences et des techniques? La Grèce antique s’impose d’elle-même, tant le lieu résonne de noms fameux. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». L’inscription que Platon, au 4e siècle av. J.-C., aurait gravée sur le frontispice de son Académie, sonne en effet d’emblée comme un avertissement : on ne plaisante pas, chez les penseurs grecs, avec les mathématiques. C’est par elles que Platon entend former l’élite de la cité. D’abord parce qu’elles sont fascinantes. Mais aussi, et surtout, parce qu’elles façonnent l’esprit de leur idéal de rigueur et de pureté intellectuelle.
Car les Grecs ne voient pas les mathématiques comme ont pu les voir, avant eux, les Babyloniens et les Egyptiens. Il ne s’agit plus d’outils. De simples recettes de l’esprit pour calculer une récolte et en déduire l’impôt. Les mathématiques qui s’élaborent dans le giron d’Athènes, puis sous les lumières d’Alexandrie, sont bien plus que ça! Les Grecs sont les premiers à les concevoir comme un ensemble cohérent de propositions, liées entre elles par des règles logiques qui peuvent se déduire de quelques principes initialement admis, appelés axiomes ou postulats. Une démarche qui trouvera son apogée avec les fameux Éléments d’Euclide, composés vers 300 av. J.-C, qui sont restés jusqu’au début du 20e siècle l’ouvrage de référence de tous les mathématiciens. L’ouvrage qui – exception faite de la Bible – fut sans doute le plus étudié et commenté de toute l’histoire de la pensée humaine.
Comment les Grecs en sont arrivés là ? L’historien des mathématiques Bernard Vitrac prévient que la question reste sans réponse. « Les premières recherches mathématiques des Grecs nous échappent en grande partie ; nous ignorons à peu près tout de la biographie (en particulier intellectuelle) des principaux géomètres ; les modalités de l’enseignement des mathématiques dans l’Antiquité nous sont fort mal connues. Il est donc difficile d’écrire une histoire de la géométrie grecque entendue comme une narration continue qui irait des origines au déclin de la civilisation antique » écrit-il, insistant sur l’absence de sources fiables qui s’offrent aux historiens. « Aucun texte géométrique antérieur aux Éléments d’Euclide (IIIe s. avant notre ère) ne nous est parvenu », déplore-t-il. Aussi faut-il se contenter de récits colportés par des auteurs tardifs, maintes fois copiés et retouchés dans des traductions latines et arabes. Comme ceux du néoplatonicien Proclus, qui commentera le premier livre d’Euclide près de… 800 ans après qu’il fût écrit ! Eudème y désigne Thalès de Milet, au 6e siècle av. J.-C., comme le fondateur de la géométrie grecque.
Mais une chose est sûre, les Grecs ne sont pas partis de rien. Ils avaient à leur disposition tout le savoir accumulé par les Babyloniens et les Egyptiens. Ils ne s’en sont, du reste, jamais cachés. Et ont toujours affirmé avoir trouvé en Égypte et en Mésopotamie les premières briques avec lesquelles ils ont construit leur astronomie et leur géométrie. Thalès, Pythagore, Démocrite, Eudoxe ont tous, à en croire les commentateurs, voyagé dans ces pays. Mais ils feront plus qu’apprendre. Dépassant leurs maîtres, ils apporteront à ces mathématiques exotiques la rationalité qui leur manquait.
Après l’école de Milet, qui pose les bases de la géométrie, les Pythagoriciens s’intéressent surtout, jusqu’au milieu du Ve siècle, aux nombres. Ils les classent en nombres pairs et impairs, en nombres « carrés » (qui sont comme 4 ou 9 les carrés d’un nombre entier), nombres « oblongs » (dont les facteurs diffèrent d’une unité, comme 6 et 12), nombres « amicaux » (l’un étant égal à la somme des diviseurs de l’autre), etc. Les nombres commencent donc à être étudiés pour eux-mêmes, en tant qu’objets dont on se plaît à extraire les propriétés, et non pour ce qu’ils permettent réellement de compter.
Mais la fascination des Pythagoriciens pour les nombres débouche vite sur une crise majeure. Car certains défient toute raison. C’est le cas de √2, qui mesure la diagonale du carré de côté égal à l’unité. Il ne pourra jamais s’écrire comme un rapport de nombres entiers : cela conduirait, selon la démonstration transmise par Aristote, à faire de √2 un nombre à la fois pair et impair ! Il faut donc se rendre à l’évidence, la diagonale d’un carré n’est pas, comme disent les Grecs, commensurable avec son côté. C’est un nombre « irrationnel ».
Enfer et damnation! La légende veut que ce terrible secret fût révélé au grand public par un certain Hippasos qui, pour expier ce crime, mourut noyé. Quoi qu’il en soit, que toute mesure ne puisse pas s’exprimer sous la forme d’un nombre entier, ou au moins d’une fraction de nombres entiers, fut un choc terrible. Car cela signifiait qu’il était parfois impossible de définir une mesure commune, une unité dans laquelle deux grandeurs quelconques pouvaient être exprimées un nombre entier de fois. Un tel bouleversement introduit une scission dans les mathématiques grecques : le comptage relève désormais du numérique ; la mesure de la géométrie. Et une question va obséder les esprits : quel rapport y a-t-il entre le discret, c’est-à-dire ce que l’on peut énumérer, et le continu que l’on peut mesurer ?
Deux conceptions de l’espace et du temps s’affrontent : une droite ou une durée est-elle divisible à l’infini ? Ou existe-t-il des « grains » élémentaires insécables, des atomes de longueur ou de temps ? Pour les uns, espace et temps sont indéfiniment divisibles. Pour les autres, ils sont constitués d’intervalles indivisibles. Un débat idéologique que Zénon illustre au 5e siècle av. J.-C. par quatre célèbres paradoxes qui révèlent toute l’ambiguïté de la notion d’infini. Mais l’infini est-il acceptable en mathématiques ? Il faudra encore deux millénaires pour dompter ce concept.
Plus concrètement, trois grands problèmes vont occuper les géomètres grecs. Le premier est la duplication du cube, qui consiste à construire, à la règle et au compas, un cube double d’un cube donné. Le second est la trissection de l’angle, dans lequel on veut partager, toujours à la règle et au compas, un angle quelconque en trois parties égales. Le dernier, enfin, est la fameuse quadrature du cercle, c’est-à-dire comment construire un carré de même surface qu’un cercle de diamètre donné.
Ces trois problèmes vont mobiliser en vain les mathématiciens pendant plus de deux mille ans. Et pour cause : l’algèbre démontrera qu’ils sont insolubles à la règle et au compas. Sauf que l’algèbre n’a jamais été le fort des Grecs. Pour une raison simple : leurs systèmes de notations des nombres, non positionnels (comme la notation romaine), ignorait le chiffre zéro dont ils n’avaient pas besoin. Or, sans zéro, point d’algèbre. Les Grecs étaient condamnés à une vision géométrique des quantités.
Qu’importe ! Cela ne les empêcha pas de porter à des hauteurs inédites la réflexion de ce qu’est en soi un objet mathématique. Une réflexion à laquelle Platon apporte l’impulsion décisive. Le fondateur de l’Académie en vient en effet à distinguer, dans sa philosophie, le monde sensible et concret des apparences, au monde intelligible des Idées. Alors que les objets matériels varient et se dégradent, les Idées, elles, sont immuables, universelles et permanentes. Tel le Juste ou le Bien, le cercle ou la droite que trace le géomètre est un cercle idéal, une droite idéale, et non la représentation maladroite que dessine son doigt. Et c’est sur ces figures idéales, éternelles, indépendantes de la perception sensible que nous pouvons en avoir, que le géomètre raisonne. Ce statut de l’objet mathématique, qui n’a plus rien à voir avec les objets réels, a une conséquence essentielle : une expérience quelconque, mesurée par nos sens sur un cas particulier quel qu’il soit, n’est pas une preuve mathématique. Seul le raisonnement déductif, bâti à partir d’hypothèses clairement définies et de théorèmes, guidé par les règles de la logique qu’édictera Aristote, ont valeur après Platon de démonstration mathématique.
Eudoxe de Cnide, au 4e siècle av. J.-C., formalisera de son côté la façon de présenter les axiomes, c’est-à-dire ce que l’on admet comme évident, et les théorèmes, qui sont des propriétés démontrées. Sous son impulsion, les mathématiques s’édifient en véritable science hypothético-déductive, dont la vérité est clairement définie.
Les Grecs font donc peu à peu des mathématiques une science déductive fondée sur la preuve, là où les civilisations antérieures ne raisonnaient que par analogie et généralisaient à partir de quelques exemples. « Les Grecs ont été les premiers à poser une exigence de logique, de non contradiction, à exiger des preuves d’existence avant de poser une définition », écrit Bernard Vitrac. A remplacer, en somme, le bricolage par un idéal de rigueur. On leur pardonne dès lors bien volontiers leur désarroi face aux nombres irrationnels, leur échec face aux processus infinis, ou leur incapacité à réconcilier le monde discret des nombres et l’univers continu de la géométrie. Autant de chantiers qu’ils ont laissés à la postérité.
La bande des quatre
Dans le jeu des mathématiques grecques, qui définissent l’embryon d’une première approche scientifique, quatre as dominent la partie. Quatre noms qui sont restés à la postérité et que tous les écoliers d’aujourd’hui connaissent. Du moins ont-ils retenu – dans le meilleur des cas – le théorème qui porte leur nom. Mais qui étaient-ils vraiment? Que recherchaient-ils? Et quelles expériences vécues ont provoqué l’étincelle à l’origine des nouvelles lumières qu’ils portent sur le monde des Idées?
- Par Emmanuel Monnier
Thalès, le sage des origines
Le nom de Thalès est connu de tous les collégiens. Mais qui était-il ? L’un des sept grands Sages qu’ait connus la Grèce, répond Diogène Laërce au 3e siècle de notre ère. Mais encore ? Sa biographie n’est qu’un tissu d’anecdotes plus ou moins fiables. Il naît aux alentours de 624 av. J.-C., manifestement à Milet, en Ionie (sur l’actuelle côte turque), où il passe une grande partie de sa vie, et meurt vers 548 av. J.-C. Le reste est encore moins certain.
Il est décrit comme ayant beaucoup voyagé et réfléchi, acquérant des rudiments d’algèbre et d’astronomie chez les Babyloniens, de géométrie chez les Egyptiens. De retour à Milet, il sut se rendre célèbre, selon l’historien grec Hérodote, en prédisant – grâce aux savoirs babyloniens et sans doute beaucoup de chance – une éclipse de Soleil en 585 av. J.-C. Une légende raconte qu’agacé par les persiflages de ses concitoyens, qui lui reprochaient son manque d’intérêt pour les affaires, il aurait décidé de leur donner une bonne leçon. Une année où la récolte d’olives s’annonçait abondante, il réserva tous les pressoirs à huile, qu’il sous-loua ensuite au prix fort. Il aurait ainsi acquis en une seule saison une fortune considérable. Et prouvé qu’un philosophe n’était pas forcément inapte à gagner de l’argent. Sur ce, il se serait ensuite entièrement consacré à ses études philosophiques et mathématiques.
Le philosophe Proclus le présente au 5e siècle comme un pionnier de la géométrie, domaine où il aurait découvert de nombreuses propositions. Il y aurait surtout introduit un peu plus de rigueur que ses anciens maîtres égyptiens. Il aurait été le premier, en particulier, à démontrer que tout diamètre divise un cercle en deux parts égales, et aurait établi que les angles opposés aux côtés égaux d’un triangle isocèle sont semblables. Toujours selon Proclus, il aurait aussi été le premier à affirmer que deux droites sécantes déterminent des angles opposés égaux.
Mais Thalès est d’abord un philosophe. Et la question qui l’obsède est celle des origines. D’où vient le monde et tout ce qu’il contient ? Là où ses compatriotes ne voient que récits mythiques et interventions divines, il cherche une explication « naturelle ». Il construit une métaphysique à partir d’un élément originel : l’eau, dont il fait le constituant primordial de toute matière. La Terre elle-même repose sur l’eau, soutient-il, ce qui explique les tremblements de terre lorsque des remous se forment. Une explication beaucoup plus rationnelle que le seul caprice des dieux qui prévalait jusque-là. Thalès introduit la notion nouvelle de « loi naturelle » pour expliquer les phénomènes. Après lui, Anaximène reprendra le principe d’un élément fondamental, mais choisira l’air. Anaximandre penchera pour un élément non matériel qu’il nommera l’Illimité.
Reste que ce n’est pas pour l’eau que Thalès est aujourd’hui célèbre, mais pour le fameux théorème qui porte son nom, et qu’on peut énoncer ainsi : des droites parallèles découpent deux droites sécantes selon des segments proportionnels. Ce théorème ne doit pourtant rien à ce sage parmi les sages. Il était déjà admis par les Babyloniens et les Egyptiens comme une évidence qui n’avait pas besoin de preuve. Mais Thalès sut en montrer toute la puissance.
Car il permet, par le jeu des proportions, de mesurer le grand à l’aide du petit. Diogène Laërce rapporte comment Thalès, au pays des Pharaons, mesure la hauteur des pyramides en calculant le rapport entre leur ombre et celle de son propre corps. La proportionnalité permet aussi de mesurer le lointain avec le proche : Thalès montrera comment déduire la distance d’un navire au rivage en utilisant, selon Proclus, le fait que deux triangles ayant deux angles et un côté respectivement égaux, sont égaux. Sa méthode exacte ne nous est pas parvenue. Peu importe : Thalès a une nouvelle fois prouvé qu’être géomètre n’empêchait nullement d’avoir le sens pratique.
Pythagore, le gourou de l’arithmétique
Pythagore n’a rien écrit. Mais il sut faire parler de lui : aujourd’hui encore, tout collégien connaît son nom, à défaut de partager son amour des nombres. Il serait né dans l’île de Samos, vers 580 av. J.-C. À côté de Milet où Thalès aurait été impressionné par ce jeune disciple. Et comme son illustre maître, Pythagore entreprend de voyager.
Son périple le mène à Sidon (actuel Liban) où il fréquente des prêtres phéniciens. Puis il se retire au temple du Mont Carmel (actuel Israël) avant de gagner Naucratis, la nouvelle cité grecque en terre égyptienne. Sur les rives du Nil, il étudie l’astronomie et la géométrie durant vingt-deux ans. Jusqu’à ce que les Perses le capturent et l’emmènent à Babylone. Il y fréquente les Mages et se perfectionne en arithmétique et en musique. Douze ans plus tard, il est âgé de cinquante-six ans quand il revient à Samos.
Ses premiers enseignements se font dans un amphithéâtre désert. Il est de toute façon banni vers 536 av. J.-C. par le tyran Polycrate et s’exile en Italie du Sud, à Crotone. En chemin, il rencontre des pêcheurs qui remontent un filet et leur indique, sans hésiter, le nombre exact de poissons qu’il contient. Ce « miracle » fait sa renommée. On se presse cette fois pour l’écouter. Le grand athlète Milon lui ouvre sa maison. Les sénateurs suivent ses appels à éviter tout excès et à se comporter avec vertu. Enchaînant les sermons, Pythagore fonde une secte religieuse qui essaime à Tarente, Métaponte, Syracuse… tandis que le mariage de sa fille avec Milon en fait l’un des hommes les plus influents de Crotone. Mais les pythagoriciens se mêlent de politique, soutenant l’aristocratie. En 510 av. J.-C., le parti du peuple qui s’empare du pouvoir à Sybaris s’en prend à cette secte envahissante. Les pythagoriciens qui échappent au massacre se réfugient à Crotone, où le peuple finit à son tour par s’en prendre à eux. Seule une poignée en réchappe, dont Pythagore lui-même, qui aurait fini ses jours vers 495 av. J.-C., à 85 ans, au temple des Muses de Métaponte.
Mathématicien ou gourou de secte ? Les deux furent toujours intimement liés. Aristote raconte comment les pythagoriciens vouait un véritable culte aux nombres, faisant des nombres entiers la réalité première de la nature. « Toute chose connue a un nombre », assène le disciple Philolaos de Crotone. Les pythagoriciens en veulent pour preuve la musique. Egyptiens et Babyloniens avaient observé que la hauteur du son émis par une corde vibrante augmentait lorsque sa longueur diminuait. En divisant la longueur par deux on obtient l’octave, en prenant les deux tiers, la quinte, en prenant les 3/4, la quarte, et la tierce en prenant les 4/5 de la longueur initiale. En prenant les rapports 1/2, 2/3, 3/4, Pythagore définit une gamme harmonieuse.
Cette correspondance entre arithmétique et musique ne peut être une coïncidence : la nature s’exprime en langage mathématique. Une idée qui sera de la plus haute importance pour le développement futur des sciences. Quitte à concevoir des relations pour le moins arbitraires : les pythagoriciens font du nombre 4 celui de la justice (car c’est le premier nombre carré), 5 celui du mariage, union du nombre mâle (3) et du nombre femelle (2), etc. Les pythagoriciens s’en persuadent : s’ils parviennent à découvrir les lois arithmétiques qui gouvernent le monde, ils égaleront les dieux. La découverte des nombres irrationnels, que l’on ne peut pas exprimer sous forme d’un rapport quelconque de deux entiers, est donc un cataclysme. Auquel ils ont eux-mêmes contribué, par leur étude systématique des nombres entiers, qu’ils représentaient par des configurations de points formant des triangles, carrées, pentagones, etc., faisant apparaître visuellement de nouvelles propriétés.
Les nombres premiers (qui ne sont divisibles que par 1 et eux-mêmes) leur sont vite devenus familiers. Tout comme les proportions, qui joueront un rôle immense dans les mathématiques grecques, et dont ils élaborent une première théorie. Exprimée en termes modernes, elle affirme que les nombres a et c sont proportionnels aux nombres b et d s’il existe un nombre k tel que a=k*b et c=k*d, ou a*k=b et c*k=d.
Mais Pythagore fut aussi géomètre. C’est lui qui aurait établi que, dans un triangle, la somme des angles intérieures vaut deux droits. Quant au fameux théorème de Pythagore, qui affirme que dans tout triangle rectangle le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, il était en fait plus ou moins connu des scribes babyloniens, qui avaient gravé des séries de nombres comme 3, 4 et 5 vérifiant la relation 32 + 42 = 52. Pythagore savait donc que des triangles dont les côtés étaient proportionnels à 3, 4 et 5 étaient rectangles. Mais il aurait eu le mérite de l’avoir démontré.
Euclide, le maître des Éléments
Euclide a-t-il seulement existé ? Rien n’est moins sûr. Proclus prétend qu’il aurait enseigné à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Ier, à l’orée du 3e siècle av. J.-C. Il y aurait rassemblé une collection de nombreux théorèmes, « apportant les preuves irréfutables de choses qui avaient été partiellement démontrées par ses prédécesseurs. » Archimède, qui s’est rendu à Alexandrie quelques décennies plus tard, ne mentionne pourtant qu’une seule fois son nom. Des indices laissent à penser qu’Euclide vécut après Platon et Aristote. D’autres suggèrent qu’il pourrait être le nom collectif d’un groupe de mathématiciens. Le flou qui entoure son existence prendrait alors tout son sens.
Son œuvre, en tous cas, est bien réelle. Et quelle œuvre ! Les treize livres qui composent Les Éléments d’Euclide constituent l’ouvrage le plus connu et influent de toute l’histoire des sciences. Newton, Pascal et tant d’autres devront une partie de leur génie à la lecture brûlante de ses treize tomes.
Le livre Ier pose les bases de la géométrie en définissant le point, la ligne, la droite, une surface, un diamètre… Vingt-trois définitions, suivies de six « demandes » ou postulats. Comme le fait que la droite ou le cercle existent en tant qu’objet mathématique, et que deux points suffisent à définir une droite. Le cinquième postulat, des parallèles, fera en particulier couler beaucoup d’encre. Il affirme en substance que, par un point, il passe une et une seule droite parallèle à une droite donnée. Sa formulation compliquée a incité les mathématiciens à s’en passer, en le déduisant des quatre premiers. Sans succès. Et pour cause : contrairement à ce qu’a prétendu Euclide il n’a rien « d’évident ». Les mathématiciens montreront au 19e siècle qu’on peut tout aussi bien affirmer que par un point il passe une infinité, ou aucune, droite(s) parallèle(s), sans créer la moindre contradiction dans l’édifice. Mais les géométries « non euclidiennes » qui en découlent ont, dès lors, des propriétés très différentes. Elles seront utiles pour décrire la structure de l’espace-temps dans le cadre de la relativité générale d’Einstein.
Car ces postulats, que l’on admet sans discussion, sont les règles qui fixent les propriétés de l’espace dit euclidien : il est par exemple infini, et les figures n’y sont pas modifiées par simple déplacement. Ces postulats sont suivis d’axiomes, évidences universelles communes à toutes les sciences. L’un dit que les grandeurs égales à une même grandeur sont égales entre elles ; un autre que si, à des grandeurs égales, on ajoute une même grandeur, les sommes resteront égales ; ou encore que le tout est toujours plus grand que la partie… Le livre I s’achève avec le théorème de Pythagore.
Le livre II poursuit en développant les fondements de l’« algèbre géométrique », dans laquelle les nombres sont représentés par des segments de droite. Le produit de deux nombres a et b est interprété comme l’aire d’un rectangle, le produit de trois nombres comme le volume d’un parallélépipède.
Le Livre III est consacré au cercle. Le Livre IV aux polygones réguliers. Le Livre V aux proportions. Il s’inspire des travaux d’Eudoxe et établit une théorie de la mesure des grandeurs, qui intègre les incommensurables, ou nombres irrationnels. La proposition 4, aujourd’hui appelée axiome d’Archimède, exprime une propriété essentielle de ce que l’on appellera plus tard les nombres « réels » : « Des grandeurs sont dites avoir une raison entre elles lorsque ces grandeurs étant multipliées peuvent se surpasser mutuellement ». En d’autres termes, une grandeur aussi petite soit-elle pourra toujours, si on la multiplie un nombre suffisant de fois, en dépasser une autre aussi grande soit-elle.
Dans le Livre VI, qui contient le théorème de Thalès, la théorie des proportions s’applique à la géométrie plane. Le Livre VII porte sur la théorie des nombres. Il définit les nombres pairs et impairs, les nombres premiers, carrés, parfaits… Un travail que poursuivent les Livres VIII et IX, ce dernier établissant que l’ensemble des nombres premiers est infini. Le livre X, le plus volumineux, contient cent quinze propositions sur les nombres irrationnels, qu’il s’efforce de classer en les représentant géométriquement par des segments et des rectangles. Le livres suivant est consacré à la géométrie dans l’espace ; le livre XII aux aires et volumes ; le XIII aux polyèdres réguliers.
Compilation de résultats déjà connus, les Éléments codifient la preuve géométrique qui est au fondement des mathématiques grecques. Axiomes, définitions et postulats y sont clairement distingués, identifiant avec rigueur ce qui relève du sens commun, ce qu’il est demandé au lecteur d’accepter et ce qu’il peut considérer comme démontré. Tout ce qui fonde, en somme, la démarche mathématique telle qu’on l’entend encore aujourd’hui.
Archimède, l’obsédé du cercle
De passage à Syracuse, en 75 avant Jésus-Christ, Cicéron découvre une tombe couverte de ronces et de branches. Abandonnée, comme si la fière cité sicilienne, assoupie sous le joug romain, avait voulu oublier celui qui gisait là. Un détail frappe le magistrat : « J’aperçus une petite colonne qui n’émergeait pas très loin des buissons, sur laquelle reposait l’image d’une sphère et d’un cylindre », raconte-t-il dans les Tusculanes. Quelques vers gravés à l’avant du piédestal confirme son intuition : sous ces pierres repose celui qui fut, il y a un siècle et demi, l’âme-même de Syracuse. Celui dont la gloire rayonnait, au-delà de la Sicile, sur tout le monde grec et romain. « Un homme, écrit le poète latin Silius Italicus au Ier siècle apr. J.-C., élevé par son génie au-dessus de la sphère de l’humanité ». « Un génie d’une portée à laquelle la nature humaine ne me paraissait pas capable d’atteindre », confie Cicéron. Cet homme, c’est Archimède.
Une sphère et un cylindre ? Curieux symbole. La postérité préféra retenir une baignoire. Celle dont il sortit nu, selon la légende, criant « Eurêka ! » (j’ai trouvé) devant les Syracusains médusés. Terrible malentendu de l’Histoire, qui a voulu faire de lui l’archétype de l’ingénieur excentrique. Et ne retenir comme héritage que ce théorème, que tout collégien a récité au moins une fois : tout corps solide plongé dans un fluide reçoit une poussée de bas en haut égale au poids du volume de fluide déplacé.
Archimède, lui, n’y aurait sans doute vu qu’anecdote sans grande importance, face au grand défi qui l’animait. Mais que sait-on de sa vie et de ses rêves ? Rien. Ou si peu. Les historiens n’ont qu’une certitude : il meurt à 75 ans, lorsque les légions romaines prennent Syracuse, en 212 av. J.-C. A-t-il eu des frères ? Des sœurs ? C’est déjà trop demander. Archimède mentionne qu’il est fils de Phidias, dont on ne saura rien sinon qu’il fut peut-être astronome, et d’humble extraction selon Cicéron. Quoique Plutarque en ait fait un parent du roi Hiéron. Mais parent pouvait n’être, à l’époque, qu’une formule commode pour indiquer qu’il habitait la même maison, où vivaient des esclaves et des affranchis, des enfants naturels et adoptés. N’en tirons donc pas de hâtives conclusions. Tout ce que nous croyons savoir sur lui n’est qu’un tissu lâche de légendes colportées, des siècles plus tard, par une flopée d’auteurs dont la vie n’a jamais croisé celle du génie grec.
Reste son œuvre, dont douze livres nous sont parvenus. Et cette sphère inscrite dans un cylindre, qu’il voulait de toute évidence léguer à la postérité. Elle raconte finalement, mieux que tout discours, la quête fervente qui l’enflammait : réaliser la quadrature du cercle. C’est-à-dire tracer, à la règle et au compas, un carré de surface égale à celle d’un cercle donné. Ce problème avait été formulé, deux siècles plus tôt, par un géomètre d’Athènes, Hippocrate de Chios, qui en avait livré dans la foulée deux autres : la duplication du cube, qui consiste à déterminer le côté d’un cube dont le volume serait égal au double d’un cube donné ; et la trissection de l’angle, où il s’agit de couper un angle en trois angles égaux. Trois problèmes qui obséderont les géomètres grecs pendant des siècles.
Archimède consacra sa vie à « quarrer le cercle ». En vain. Et pour cause, le problème est impossible à résoudre. Car le côté d’un carré dont la surface serait égal à un cercle de rayon R devrait avoir pour longueur √(πR2). Or on sait, depuis le 18e siècle, que π (pi) est un nombre irrationnel : il comporte un nombre infini de chiffres, sans ordre périodique, et ne peut donc pas s’écrire sous la forme d’une fraction. Pire, on découvrira au 19e siècle qu’il est « transcendant » (il n’est la racine d’aucune équation polynomiale à coefficients entiers). Aucune construction géométrique ne permet donc de l’obtenir. Impossible de tracer ce carré à partir d’un cercle initial.
Archimède s’entête. « En géométrie, combien n’y a-t-il pas de questions, ne paraissant pas faciles au début, et qui ont été résolues avec le temps ? », écrit-il à son ami Dosithée, un mathématicien d’Alexandrie, en exergue à son Traité des Spirales. Archimède s’est-il lui-même rendu dans cette ville-phare, qui projetait ses lumières sur toute la Méditerranée ? On peut le supposer, tant elle attirait, à l’époque, quiconque se prétendait savant. Différents auteurs évoquent bien un séjour en Égypte. Mais quand et comment aurait-il fait le voyage ? Les historiens l’ignorent. Léonard de Vinci lui prête de son côté un séjour en Espagne, mais rien n’est moins sûr. Mieux vaut confondre, dès lors, son histoire avec celle de Syracuse, grande métropole méditerranéenne qui l’a vu naître et mourir, et dans laquelle il passa sans doute la plus grande partie de sa vie. Son portrait s’y esquisse à partir des douze mémoires retrouvés, sur les quinze ou seize qu’il a très probablement écrits.
Surprise : on n’y trouvera aucune trace de la quarantaine de machines dont on lui attribue pourtant la géniale invention. Rien sur la vis sans fin inclinée, appelée vis d’Archimède, qui utilise avec malice le poids d’un liquide pour le faire remonter. Il l’inventa en Égypte, écrit l’historien sicilien Diodore, pour permettre aux habitants de vider avec plus de facilité l’eau qui séjournait après l’inondation dans les lieux bas. Les marins s’en servaient pour écoper leurs navires. Rien, non plus, sur les miroirs censés concentrer la lumière du soleil sur les navires romains pour les embraser (voir encadré). Affabulations posthumes ? Peut-être. A moins qu’il ne faille y voir une raison plus triviale : construire des machines, pour un savant grec, est plus activité d’esclave que d’esprit libre. L’honnête homme s’intéresse aux concepts, aux Idées. Et laisse aux esprits plus frustes le soin de se compromettre avec la matière. Archimède, bien que considéré à la Renaissance comme le plus grand ingénieur de tous les temps, ne fit sans doute pas exception. Et l’on peut gager qu’il regarda toujours la pratique comme une vile esclave de la théorie. Les ingénieuses machines qu’on lui prête ne furent donc au mieux pour lui – si tant est qu’il en fût vraiment l’inventeur – que des simples jeux de géométrie. Des amusements de l’esprit. Sauf, peut-être, la sphaeropoeïa, la seule qu’il prend la peine de décrire, comme une sphère représentant les mouvements des astres. Une sphère, encore…
Car en géomètre, Archimède n’a de cesse de tourner autour du cercle. Que le rayon grandisse au fur et à mesure qu’on le trace, proportionnellement à l’angle, et l’on obtient une figure singulière appelée spirale, longtemps appelée « d’Archimède ». Il en déterminera à chaque révolution les rapports de surface. Mais comment, partant du cercle, aboutir au carré ? Il cherche des figures qui pourraient l’amener, de proche en proche, à quarrer son cercle : d’abord la sphère, puis le cône, le cylindre. Il compare leurs surfaces, leurs volumes. Démontre que si l’on prend un cône, une sphère et un cylindre de même hauteur et de même diamètre, alors si le volume du cône vaut 1, celui de la sphère vaut 2 et celui du cylindre vaut 3. N’y aurait-il pas entre ces trois figures comme un esprit de famille ?
Un cône coupé par un plan ouvre le bestiaire des sections coniques « rectangles », « obtusangles » et « sphéroïdes », qui deviendront l’ellipse, la parabole et l’hyperbole. Mais comment diable passe-t-on du « courbé » au « rectiligne » ? Quel est le sésame qui convertit une longueur courbe en distance droite? Archimède tâtonne… avec méthode. Il encadre le cercle entre deux polygones réguliers, l’un inscrit à l’intérieur, l’autre circonscrit à l’extérieur. Et il en multiplie hardiment le nombre de côté : d’abord 6, puis 12, 24… jusqu’à 96. Il n’utilise que les méthodes les plus éprouvées : procéder par proportions, et exhaustion, c’est-à-dire en approximant une figure par deux autres, l’une un tout petit peu plus grande, l’autre un tout petit peu plus petite, de plus en plus proches. Il détermine le rapport entre le rayon du cercle et le contour de ses deux polygones toujours plus intimement collés au cercle.
Ainsi serré de près, le rapport entre rayon et périmètre du cercle, qui sera plus tard le fameux nombre pi, se précise. Les Mésopotamiens l’estimait à 3. Les Égyptiens, de leur côté, avaient établi que la surface d’un cercle valait celle d’un carré de côté égal au 8/9 du diamètre, ce qui revenait à donner à pi une valeur de 3,16. Pas si mal… Mais Archimède avec sa méthode d’exhaustion fera beaucoup mieux. Il énonce son résultat ainsi : « Le périmètre de tout cercle vaut le triple du diamètre augmenté de moins de la septième partie, mais de plus des dix soixante-et-onzièmes parties du diamètre ». Ce qui donne une valeur comprise entre 3,140845 et 3,142857. Il faudra des siècles pour être plus précis ! Sa méthode astucieuse restera en usage jusqu’au XVIIe siècle.
Pour guider l’intuition, Archimède en mettra au point une autre : « peser des surfaces ». Chercher le point d’équilibre, le centre de gravité, de différentes figures comme le triangle, le trapèze ou des segments de parabole. Il théorise l’intuition des marchands avec une loi d’équilibre des leviers : des poids inégaux s’équilibrent à des distances inégales. Mieux, la distance est inversement proportionnelle au poids : dans une balance « romaine », constituée d’un fléau, d’un pivot, d’un contrepoids et d’un crochet pour fixer la charge à peser, si une charge de six kilos équilibre le contrepoids à dix centimètres, alors une charge de trois kilos l’équilibrera à 20 cm. Et il ne faudrait – en théorie – que quelques dizaines de grammes à plusieurs mètres… Archimède peut alors se prétendre aussi fort qu’un dieu. « Donnez-moi un point d’appui et un levier et je soulèverai le monde », lui fait dire au IVe siècle Pappus d’Alexandrie. L’esprit, nous enseigne-t-il, peut triompher de tout défi posé par la matière. Et il n’y a nul fardeau qu’il ne peut soulever. Pour le démontrer, selon Plutarque, « il fit tirer à terre, au prix de grands efforts d’une nombreuse main-d’oeuvre, un navire de transport à trois mâts de la marine royale. Il y fit monter un grand nombre d’hommes, en plus de la cargaison habituelle, et, assis à distance, sans peine, d’un geste tranquille de la main, il actionna une machine à plusieurs poulies, de façon à ramener vers lui le navire en le faisant glisser sans à-coups, comme s’il courait vers la mer ». Un tel système de poulies lui aurait permis de mettre à flot le Syracusia, plus gros navire marchand jamais construit dans l’Antiquité, dont il aurait supervisé la conception.
Archimède, bien sûr, se soucie comme d’une guigne de peser des fruits au marché. Et tirer des bateaux n’est pas l’ambition de sa vie. En généralisant cette loi du levier à des formes géométriques idéales, il en déduit plutôt que des surfaces, puis des volumes, de géométrie différente, qui s’équilibrent à des distances égales, devraient à leur tour être égaux. Il en fait un outil puissant pour guider l’intuition mathématique, comparant ainsi sphères, cônes et cylindres et estimant avec cette méthode les rapports entre leurs volumes respectifs. « Souvent, en effet, j’ai découvert par la mécanique des propositions que j’ai ensuite démontrées par la géométrie, la méthode en question ne constituant pas une démonstration véritable », écrit-il à Eratosthène, le directeur de la bibliothèque d’Alexandrie, pour justifier ces ponts qu’il établit avec audace entre la mécanique et la géométrie.
Rigoureux, Archimède reste fidèle à ses idéaux de pureté mathématique. Si passionné par les sciences qu’il en oubliait, dit-on, de boire et de manger. Et ce n’est que sous la contrainte de ses amis qu’il consentait, selon Plutarque, à prendre enfin son bain. Eurêka ? On doit peut-être à cet entourage bienveillant le traité qui va assurer sa réputation de physicien : celui sur les corps flottants. Ses premières pensées n’ont pourtant rien à voir avec une baignoire : puisque la Terre est ronde, observe-t-il, toute surface d’un liquide au repos prend la forme d’une sphère dont le centre est le même que celui de la Terre. Mais que deviennent les objets plongés dedans ? Au terme d’un raisonnement géométrique alambiqué, il énonce la fameuse poussée qui porte à jamais son nom.
L’ensemble de son œuvre est monumental. Il traite De la sphère et du cylindre, De la mesure du cercle, Des conoïdes et sphéroïdes, De la spirale, De l’équilibre des plans. On lui doit aussi L’Arénaire, dans lequel il construit un système de grands nombres qui lui permet de compter tous les grains de sable que pourrait contenir l’Univers, La quadrature de la parabole, Des corps flottants, le Stomachion, puzzle de 14 pièces s’agençant de 17 152 façons différentes pour former un carré, De la méthode relative aux théorèmes mécaniques, le Livre des lemmes et le Problème des bœufs, petite devinette à huit inconnues dont il ne livre pas la réponse.
La somme est comparable aux treize volumes des Eléments d’Euclide, sur lesquels s’appuieront les mathématiques pendant deux mille ans. Mais la lecture en est moins facile. Le Père Tacquet écrira en 1654 que ceux qui louent Archimède sont plus nombreux que ceux qui le lisent, et ceux qui l’admirent plus nombreux que ceux qui le comprennent.
Car Archimède est un chercheur, pas un pédagogue. Il écrit pour ses pairs et suppose connus les travaux d’Euclide, de Conon, d’Aristée ou d’Hippias. Ne comptons donc pas sur lui pour nous mâcher les démonstrations. D’autant que, comme Euclide, il doit composer avec les outils de l’époque. Le simple signe « = » n’existe pas (il n’apparaîtra qu’au 16e siècle !), l’obligeant à faire de longues périphrases, telles que « A est à B comme C est à D » pour signifier A/B=C/D. Quant aux nombres, faute de notations en chiffres arabes, on doit à l’époque les écrire sous une forme compliquée, selon qu’on utilise le système « attique » semblable au romain, ou « ionique » qui repose sur les 25 lettres de l’alphabet grec et deux autres signes empruntés aux phéniciens. Dans les deux cas, les calculs sont d’une complexité atroce.
Archimède reste donc paradoxalement peu lu, et encore moins compris. Peu importe, c’est dans un autre rôle, tenu au soir de sa vie, qu’il est passé à la postérité populaire. Celui de défenseur dévoué et créatif d’une cité assiégée. Car dans le duel qui oppose Rome à Carthage, Syracuse s’est laissée tenter par le mauvais choix. Elle rallie en 213 avant J.-C. le camp d’Hannibal dont les éléphants piétinent l’Italie. Mauvais calcul, car Rome a encore de la ressource. Et l’énorme armée romaine, conduite par Marcellus, s’amasse devant les trente kilomètres de remparts de la ville. Archimède déploie alors son génie dans l’une des premières guerres technologiques de l’histoire. Plutarque, Polybe, Tite-Live et autres raconteront comment les machines infernales qu’il conçoit sèment l’effroi chez les assiégeants. La force des leviers fait couler des navires. Catapultes et scorpions, des machines à tirs rapprochés, déciment les assaillants. A tel point que Marcellus, désemparé, doit convertir le siège en blocus. Et attendre une occasion favorable pour surprendre la place.
S’il ne peut vaincre Archimède par la force, il peut compter sur l’usure du temps et l’incurie des Syracusains qui se croient peu à peu invincibles. Sur la félonie, aussi, d’un transfuge qui avertit les Romains lorsque la ville célèbre une fête de Diane. L’alcool coule à flots. Les murs de la cité se sont dégarnis. Les Romains les escaladent prestement et prennent la ville, qu’ils mettent à sac. Lors du massacre, Archimède est tué (voir encadré). Au grand regret de Marcellus qui avait commandé qu’on l’épargnât, et qui entreprit de lui construire un tombeau digne de lui. La mémoire d’Archimède s’érigeait près des murs d’une cité dont il avait incarné jusqu’au bout le génie. Sa légende pouvait commencer.
Ptolémée, un Univers qui tourne rond
- Par Emmanuel Monnier
Des mathématiques aux astres, le lien est évident. Du moins pour les savants grecs qui, dans le sillage d’Aristote, considèrent le monde au-delà de la Lune comme celui des mouvements éternels. Quels principes les animent? Il s’agit avant tout de « sauver les phénomènes », c’est-à-dire de trouver un ensemble d’hypothèses géométriques cohérentes, qui rendent compte de tous mouvements observés sur la voûte céleste. Telle fut, pendant deux millénaires, la mission première du savant. Que ces hypothèses soient « vraies » importait peu. Du moment qu’elles prédisent, avec précision les trajectoires. Et de cette mission difficile, nul ne s’en acquitta aussi brillamment que Claude Ptolémée.
Qui était-il ? L’homme n’est pas avare en mystères. Quelques phrases de son œuvre indiquent qu’il vivait en Égypte – sans doute à Alexandrie – au 2e siècle après J.-C. Mais on ne le confondra pas avec les autres Ptolémée qui, quelques siècles avant lui, régnèrent sur l’Égypte. Celui-là était d’abord un érudit. La traduction latine de son œuvre ne s’embarrasse pas de modestie. Son titre, lui-même tiré de l’arabe, annonce la couleur : Almagestum, ou « l’oeuvre majeure ». Elle dominera, de fait, notre représentation du monde jusqu’à la Renaissance.
Ptolémée y respecte une contrainte imposée par les philosophes : les cieux ne peuvent abriter que des mouvements parfaits, donc circulaires et uniformes (c’est-à-dire à vitesse constante). Rejetant le vide, Ptolémée les emplit d’une substance parfaitement homogène, l’éther.
La Terre trône au centre du monde. Car Aristote n’a-t-il pas dit que les corps lourds doivent toujours se mouvoir selon des trajectoires rectilignes qui aboutissent au centre de l’Univers ? Or on voit bien qu’ils se dirigent vers le centre de la Terre. Et celle-ci est forcément immobile. Car si elle avait un mouvement naturel, sa vitesse, selon les principes aristotéliciens, serait proportionnelle à son poids, donc gigantesque. « Les animaux et tous les poids séparés auraient été laissés en arrière, suspendus en l’air, et elle serait très rapidement tombée complètement en dehors de l’univers lui-même. Mais il suffit de penser à cette sorte de suggestion pour s’apercevoir de sa totale absurdité », écrit-il. Et à ceux qui prétendent qu’elle tournerait sur elle-même, il oppose le bon sens : « On ne verrait jamais aucun nuage se déplacer vers l’est, ni quoi que ce soit d’autre parmi les objets volants ou les projectiles, puisque la Terre serait toujours à les anticiper et à devancer leur mouvement vers l’est, de sorte que tout le reste paraîtrait traîner en arrière et reculer vers l’ouest. » Ne peut-on imaginer que l’air soit entraîné avec la Terre ? Ce serait alors les corps solides, en mouvement dans l’air, qui paraîtraient devancés. Mais si les corps solides se déplaçaient eux-mêmes circulairement avec l’air et la Terre ? Ptolémée rétorque que cette théorie rendrait impossible tout changement des positions relatives des corps solides dans l’air : si tout bougeait ensemble, tout nous paraîtrait fixe. Or, nous voyons bien des mouvements incessants…
Cette Terre immobile, des sphères concentriques l’entourent, en couches successives, chacune abritant un astre. D’abord celle de la Lune, épaisse de 31 rayons terrestres, puis de Mercure, de Vénus, du Soleil, de Mars, Jupiter et Saturne, selon une configuration en « pelures d’oignons », jusqu’au ciel des étoiles fixes, à l’épaisseur inconnue. Chaque astre, dans sa « pelure » tourne d’ouest en est. La sphère des fixes, elle, tourne en sens inverse, en vingt-quatre heures. Et entraîne l’ensemble des sphères inférieures dans leur révolution diurne apparente autour de la Terre. Les planètes sont donc animées de deux mouvements de sens contraires : leur mouvement propre, et celui que leur imprime la sphère des fixes. Jusque-là tout est – à peu près – simple.
Le problème, c’est que les planètes ne se déplacent pas de façon continue selon un beau cercle. Nuit après nuit, on les voit qui s’arrêtent, retournent en arrière, dans un ballet complexe. C’est même pour cela qu’on les appelles « planètes », un mot qui signifie « astres errants ». Ptolémée considère donc que chaque planète décrit en fait un petit cercle (l’épicycle) dont le centre décrit lui-même un grand cercle (le déférent) autour de la Terre. Voilà qui règle le problème des retours réguliers en arrière. Mais n’explique pas que les planètes accélèrent ou ralentissent sur leur orbite. Ptolémée ajoute donc deux artifices : l’excentricité et le point équant. Le premier imagine que tout ne tourne pas exactement autour de la Terre, mais d’un point situé à côté, qui serait donc le vrai centre du cosmos. Le deuxième introduit un point fictif, qui n’est ni la Terre ni le centre du cosmos. Autour de ce point équant, le mouvement se ferait à vitesse angulaire constante, ce qui entraînerait une vitesse variable le long de la trajectoire observée depuis la Terre. Les apparences sont donc sauves, bien que quelques détails grattent un peu. D’abord, selon ce beau système, la Lune devrait nous apparaître d’un diamètre deux fois plus élevé, à son périgée qu’à son apogée, ce qui n’est bien sûr pas le cas. Mais surtout, avec ce point équant, on s’écarte du principe philosophique d’un mouvement circulaire parfaitement régulier. Une entorse qui déplaira fortement, près de treize siècles plus tard, à un certain… Copernic.
L’apogée des sciences arabes
Après la chûte de l’empire romain, le centre de gravité des savoirs se déplace. Une nouvelle civilisation prend peu à peu le relais et domine une bonne partie du monde: la civilisation arabo-musulmane, qui relie la Chine à une Europe chrétienne en quête d’unité. Le monde musulman est lui-même morcellé, mais l’arabe littéraire du Coran rassemble une élite érudite qui traduit les grands textes grecs, qu’elle enrichit de développements nouveaux en mathématiques, en physique ou en médecine. Des sciences arabes qui connaîtront leur apogée entre le IXe et le XIIIe siècle dans une capitale singulière : Bagdad.
- Par Emmanuel Monnier
Al-Khwârizmî propose une nouvelle science : l’algèbre
Son manuscrit sous le bras, al-Khwârizmî arpente les ruelles de Bagdad. Son regard s’arrête sur les innombrables bibliothèques qui y fleurissent en ce début de IXe siècle. Résultat discret, mais néanmoins visible, d’une politique favorable au savoir impulsée par le calife al-Ma’mûn, fils de Hârûn al-Rashîd. Par la volonté de mécènes bien inspirés, Bagdad, la capitale d’un immense empire qui s’étend à présent des abords de l’Inde à l’Espagne, regorge de savants. De toutes les cultures et de toutes les confessions. Musulmans, chrétiens, juifs, sabéens travaillent ensemble dans un foisonnement d’idées sans précédent depuis des siècles.
Parmi eux, trois frères ont pignon sur rue: les Banû Mûsâ. Très influents à la cour, Muhammad, Ahmad et al-Hasan travaillent en équipe et signent quantité d’ouvrages de mathématiques, d’astronomie ou de physique. leur fortune leur a permis de s’entourer de traducteurs de talent, comme Thâbit b. Qurra que Muhammad est venu chercher dans la ville d’Harrân en Haute-Mésopotamie. On compte sur ses incroyables capacités linguistiques pour traduire, entre autres, les trois derniers livres des Coniques d’Apollonius, La sphère et le cylindre d’Archimède, ou réviser la dernière version arabe des Éléments d’Euclide. Cette passion pour les sciences anciennes, en particulier Grecques, n’est pas propre aux Banû Mûsâ. Les premières traductions sont apparues, timidement, sous le règne d’al-Mansûr. Mais, depuis l’accession au trône d’al-Ma’mûn, son petit-fils, le phénomène a pris une incomparable ampleur.
Al-Khwârizmî feuillette avec distraction son manuscrit. Ses doigts s’attardent un instant sur ce papier qui, depuis quelques décennies, remplace si avantageusement les encombrants rouleaux de papyrus ou les peaux de parchemin. la bonne diffusion du savoir, songe-t-il, tient parfois à d’infimes détails…
Son petit traité est dédié au calife al-Ma’mûn. Son titre est sans fantaisie: Livre abrégé sur le calcul par la restauration et la comparaison. Il y décrit, dès l’introduction, son objectif de « regrouper dans un même ouvrage les choses les plus utiles et les plus nobles du calcul dont ont besoin les gens dans leurs héritages, dans leurs donations, dans leurs partages, dans leurs jugements, dans leurs commerces et dans toutes les transactions qu’il y a entre eux à propos de l’arpentage des terres, du creusement des canaux, de la géométrie et d’autres choses relatives à ses aspects et à ses arts« .
De l’utile, donc. Car al-Khwârizmî n’est pas dupe. Il sait que pour obtenir son financement, la science doit d’abord convaincre les princes qu’elle rend d’inestimables services. Mais l’ambition réelle d’al-Khwârizmî est plus abstraite. Il s’agit de fondre dans un même corpus un ensemble très disparate de techniques de calculs et d’algorithmes, hérités des Égyptiens, des Grecs et des Babyloniens, d’en faire un ensemble cohérent, nécessaire et suffisant pour résoudre toutes les équations. L’équivalent en somme, pour la calcul, de ce qu’on pu être les Éléments d’Euclide en géométrie.
Il définit d’abord l’objet de son étude: les nombres – entiers ou rationnels positifs -, la « racine », qui est la grandeur recherchée, ou inconnue, et le « bien » qui en est le carré. Il donne ensuite les 6 équations canoniques qu’il a dénombrées. Puis, al-Khwârismî fournit les procédés de résolution permettant d’obtenir la valeur – positive – de la racine de chacune d’entre elles. Enfin, il explique comment mathématiser un problème donné afin de le ramener à l’une des six équations précédentes. Plus loin, il expose comment étendre certaines opérations arithmétiques classiques, telles l’addition, la soustraction et la multiplication aux objets de son étude: le reste de l’ouvrage aborde la résolution pratique de problèmes de transactions commerciales, d’arpentage et de répartition des héritages.
Al-Khwârizmî est plutôt fier de son travail. Il peut l’être. Et ses contemporains, déjà, ne s’y trompent pas : en regroupant et en théorisant ainsi un savoir éparpillé, al-Khwârizmî fait naître ni plus ni moins une nouvelle discipline, considérée plus tard comme le joyau majeur de la science arabe: l’al-Jabr, ou algèbre. Et sa renommée ne sera plus à faire lorsque, quelques années plus tard, il composera un manuel de vulgarisation, « Livre sur le calcul indien« , dans lequel il explique tout l’intérêt d’un système de numération qu’il tient des sciences indiennes. Le principe? Dix symboles capables, selon la place qu’occupe chacun d’entre eux, de représenter n’importe quel nombre. Dix symboles qui se diffuseront dans tout l’Empire. Et que l’Occident nommera, bien plus tard, « chiffres arabes ».
Pourtant, al-Khwârismî n’est pas renommé, à l’époque, pour ses talents de mathématicien, mais plutôt d’astronome. C’est d’ailleurs à ce titre que le calife al-Ma’mûn a fini par l’introduire dans sa Maison de la Sagesse, haut lieu institutionnel des sciences de l’Empire. Et comme tout astronome, il mène un travail fastidieux, consistant à élaborer des tables très précises, qui permettent de positionner, jour après jour, les astres du ciel, d’indiquer l’heure à laquelle le Soleil croise le méridien de Bagdad, ou de prévoir les conjonctions de planètes. Sa réputation en la matière est établie, depuis qu’il a réalisé une table qui permet enfin de prévoir si l’on verra, à la fin de chaque mois, le croissant de Lune. résultat capital en terres d’Islam.
Si l’astronomie est à Bagdad la science reine, la religion y est pour beaucoup. Car trois problèmes, depuis le début de l’hégire, en 622, préoccupent les fidèles: savoir si le croissant de Lune sera ou non visible, avoir une mesure précise du temps pour connaître l’heure des prières et savoir dans quelle direction se trouve La Mecque. Pour cela, des moyens rudimentaires existaient. mais les résultats qu’on apportés les astronomes dans la première moitié du IXe siècle leur ont donné un immense prestige, renforcé par la pratique, toujours très répandue, de l’astrologie.
Les arabes ont commencé, dès les débuts de la dynastie abbasside, vers 780, à s’initier à l’astronomie indienne. ils en appris l’usage des tables et la notion mathématique de sinus. De l’Iran, ils ont hérité du calendrier solaire, organisé en 12 mois de 30 jours, l’année se terminant par un reliquat de cinq jours qualifiés d’épagomènes. mais le socle de l’astronomie arabe est grec. Et il porte un nom précis: Claude Ptolémée qui, au IIe siècle, a réuni à Alexandrie, dans un ouvrage monumental que les Arabes appelleront l’Almageste, le savoir astronomique de ses prédécesseurs, enrichi de ses résultats personnels et de son analyse théorique.
Le calife al-Ma’mûn, en 827, en a commandé une nouvelle traduction en arabe. Cette dernière a rapidement supplanté les versions précédentes et a transmis l’essentiel du savoir grec touchant au mouvement des astres ainsi que les outils mathématiques permettant d’en dresser les tables. Ainsi, les Grecs avaient constaté que certaines planètes, contrairement aux étoiles, ne semblaient pas avoir un mouvement circulaire uniforme autour de notre Terre. En effet, celles-ci ralentissaient, paraissaient s’arrêter, puis repartaient dans l’autre sens. Comment expliquer ce phénomène? Ptolémée avait imaginé un système de deux mouvements circulaires. Le premier, l’excentrique, fait tourner la planète sur un grand cercle centré à côté de la Terre. L’autre, appelé épicycle, fait tourner la même planète sur un petit cercle additionnel. C’est la composition de ces deux mouvements, qui vont s’additionner ou se retrancher selon qu’ils sont ou non dans le même sens, qui permet alors de rendre compte des observations. Et les Arabes, dans un premier temps, se satisfont de cette explication.
Un point, pourtant, fera bientôt débat: la Terre tourne-t-elle sur elle-même? Au Xe siècle, des penseurs l’affirment. La polémique enfle. À tel point que l’on prie al-Bîrûnî, prestigieux astronome d’Asie centrale, de donner son avis. Or, le Maître, comme le surnomment ses contemporains, ne sait que conclure. L’hypothèse, constate-t-il, est parfaitement concevable et ne contredit aucun phénomène connu. Mais une Terre fixe permet de rendre compte de la réalité de façon tout aussi satisfaisante. Finalement, al-Bîrûnî se range derrière l’autorité des Anciens. Ptolémée, en son temps, avait déjà rejeté cette idée en affirmant que si la Terre tournait autour d’elle-même d’ouest en est, les oiseaux volant dans le même sens nous paraîtraient immobiles. Or, ce n’est pas le cas. certes, un astronome arabe avait objecté que le mouvement de l’oiseau ne contredisait pas cette hypothèse si l’on considérait que sa trajectoire pouvait être décomposée en deux mouvements distincts: l’un circulaire se faisant dans le sens de celui de la Terre, et un autre rectiligne. Peut-être… Mais alors, l’oiseau aurait à la fois sa propre vitesse et celle de la Terre. Or, les calculs d’al-Bîrûnî sont formels sur ce point: la vitesse de rotation de la Terre – si tant est que celle-ci tourne – est immensément plus grande que celle de l’oiseau. le volatile ne peut donc pas raisonnablement additionner ces deux vitesses. Notre planète serait donc bel et bien immobile.
Prudent, al-Bîrûnî préfère ne pas remettre en cause l’autorité de Ptolémée. D’autres auront moins de scrupules. le premier d’entre eux est Ibn al-Haytham, né en 965 à Basra (Bassora), sur les rives du golfe Arabo-Persique. Quittant sa ville natale sur invitation du calife d’Égypte, il s’est établi à al-Qahira (Le Caire), où son prestige, notamment en mathématique et en astronomie, est immense. Le modèle de Ptolémée lui déplaît, et il le fait savoir. Sa conviction est faite: ce bric-à-brac de cercles excentriques et d’épicycles ne peut avoir d’existence physique. C’est un modèle rafistolé pour coller aux observations. Or, affirme Ibn al-Haytham, l’astronomie doit être la théorie de ce qui a réellement lieu dans les cieux.
Les raisons de son rejet, pourtant, sont plus philosophiques que scientifiques. Ibn al-Haytham reproche au modèle de Ptolémée de s’écarter des grandes principes de celui dont l’ombre domine le savoir arabe: Aristote. Or, entre Ptolémée et Aristote, Ibn al-Haytham choisit le plus grand des Anciens. Il ne parviendra pas, cependant, à construire un système qui respecte bien les conceptions de l’imposant philosophe.
C’est donc dans une autre discipline qu’Ibn al-Haytham – que par une ironie de l’histoire, on honorera au XIIe siècle sous le surnom de « Ptolémée le second » -, laissera durablement son empreinte: l’optique. Son traité, qui sera enseigné jusqu’au XVIIIe siècle, fait la synthèse des travaux de ses prédécesseurs et de ses propres recherches sur l’arc-en-ciel, les ombres, la lumière, les miroirs sphériques et paraboliques. Expérimentant lui-même avec une chambre noire, il propose un concept révolutionnaire: l’oeil ne crée pas la vision en illuminant l’objet, comme le croyaient les Grecs; il ne fait que recevoir la lumière émise par cet objet. De fait, Ibn al-Haytham dissocie le rayon lumineux, qu’il visualise dans sa chambre noire, et sa perception visuelle. Au passage, il formalise une nouvelle démarche scientifique qui, explique-t-il, ne se limite pas à établir des théorèmes par la raison, comme ont pu le faire les Grecs, mais s’établit sur trois piliers d’importance égale: observation, expérimentation et analyse.
En parallèle, les scientifiques arabes n’auront de cesse de mathématiser toujours davantage une physique qui, elle, continue de s’appuyer, dans ses paradigmes, sur des conceptions grecques: les écrits d’Archimède pour la statique ainsi que les traités d’Aristote pour la dynamique. Les savants « arabes » reprennent en particulier l’idée d’Aristote que tout corps est au repos dans son « lieu » naturel, soit celui vers lequel il tend: les graves vers la Terre, les légers vers le haut. Et l’on ne peut chasser le corps de son lieu naturel que par une force motrice extérieure, la vitesse du mouvement « forcé » étant alors proportionnelle à l’intensité de cette force.
Résultat logique: un corps trois fois plus lourd acquiert, dans un même milieu, une vitesse trois fois plus grande. Et cette force motrice reste attachée au mobile: ainsi, lorsqu’un archer tire une flèche, celle-ci conserve tout le long de sa course la force initiale du bras. Le milieu ambiant étant là à la fois pour perpétuer le mouvement et pour lui opposer une résistance. Toutefois, ces conceptions antiques vont peu à peu être battues en brèche. mais s’affranchir définitivement de l’influence d’Aristote ne sera pas évident: excepté en mathématiques, les sciences arabes ne sortiront pas du cadre grec. Elles l’ont en revanche vivifié. Récupérant, sous les quatre siècles de rayonnement abbasside, des pans entiers du savoir de l’humanité, elles l’ont intégré et enrichi. ce faisant, elles donnent ainsi à l’Occident, dont l’essor au XIIIe siècle commence à peine, les outils d’une renaissance intellectuelle.
Al-Khayyâm, poète de l’algèbre
Avec son fameux ouvrage, qu’il intitule Livre abrégé sur le calcul par la restauration et la comparaison, al-Khwârizmî fait naître dès le IXe siècle une nouvelle discipline : l’algèbre. L’histoire des mathématiques arabes ne s’arrête pas là. Cette algèbre va s’enrichir durant quatre siècles de nouveaux objets. Mais surtout, les successeurs d’al-Khwârizmî chercheront à la marier à la géométrie grecque, issue pour l’essentiel des Éléments d’Euclide et des Coniques d’Apollonius. Une union qui trouvera son aboutissement au XIe siècle avec les travaux d’Omar a-Khayyâm, mathématicien, astronome, philosophe mais aussi poète persan. Son Traité d’algèbre contient, pour la première fois, une théorie géométrique des équations du 3e degré. Des équations qu’il ne parvient pas à résoudre par le calcul, mais dont il donne des solutions géométriques, qu’il obtient par intersection de deux courbes coniques (cercle, parabole ou hyperbole). Un résultat essentiel, car il ouvre la voie à la géométrie algébrique, qui ne verra vraiment le jour en Europe que six siècle plus tard.
La trigonométrie fait, elle aussi, ses premiers pas en arabe grâce aux travaux d’al-Khwârizmî, qui reprend les notions indiennes de sinus et de cosinus. Au départ, simples outils de calculs destinés aux astronomes, ces concepts permettent de fonder, vers le milieu du XIe siècle, une discipline à part entière, qui s’enrichit au passage des notions de tangente, de cotangente et de cercle trigonométrique de rayon unité.
La civilisation arabo-musulmane s’est aussi intéressée aux problèmes de dénombrement. Et ce, pour des raisons avant tout linguistiques. En effet, le Coran, texte de la parole divine, a été révélé en arabe. Il est donc écrit au moyen des 28 lettres de son alphabet. En déterminant toutes les combinaisons lexicales admissibles, les premiers linguistes arabes espéraient obtenir un procédé fiable pour élaborer le premier dictionnaire et cerner tous les mots qui expriment la Révélation. Ils ont donc développé une véritable théorie mathématique de l’étude des permutations et des combinaisons de mots. L’entreprise a accouché de travaux majeurs, comme le calcul des coefficients du binôme, appelé injustement plus tard « de Newton », obtenu à l’aide du triangle que l’on nomme encore très chauvinement « de Pascal ».
Et pourtant elle tourne…
Toujours se méfier des fausses évidences. De celles qui nous font dire que la Terre est plate et que le Soleil, comme les étoiles, lui tourne autour. N’est-ce pas ce que nos yeux observent chaque jour et chaque nuit? Il en fallu du génie pour se détourner de ce que l’on nomme volontiers « le bon sens ». Celui qu’on invoque, à défaut d’argument, pour valider ce que l’on a toujours su sans chercher à savoir. Mais les théories les plus puissantes sont souvent celles qui émergent lorsqu’on remet justement en doute les vérités les plus évidentes.
- Par Emmanuel Monnier
Copernic remet la Terre à sa place
Au diable Ptolémée et son système absurde ! Malgré son grand respect pour l’astronome grec, le chanoine Copernic ne supporte plus l’empilement d’artifices dont il a eu recours pour expliquer la course des planètes. Alors en cette fraîche soirée de 1512, dans sa chambre de la cathédrale de Frombork, en Pologne, il a mieux à faire que dormir. Après une dure journée passée à administrer le diocèse, il noircit des pages de notes. À 39 ans, Copernic est déjà un médecin écouté. Mais son ambition va bien au-delà : il veut remettre tout le cosmos… à l’endroit. Voilà plus de 13 siècles que celui-ci s’appuie sur la vision de deux géants. Aristote, d’abord, qui au IVe siècle av. J.-C. a placé la Terre au centre de l’Univers. Les sept « planètes » – Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter et Saturne – tournent autour, du seul mouvement qui convienne à leur perfection : un cercle, qu’elles parcourent à vitesse constante. Au-delà, Aristote a fixé les étoiles sur une sphère, elle aussi centrée sur la Terre et tournant sur elle-même. Sauf que les astres ont toujours refusé de se soumettre à cette perfection. Les planètes, en particulier, font régulièrement des demi-tours dans le ciel. Ptolémée, au IIe siècle après Jésus-Christ, y a mis bon ordre, mais au prix d’une machinerie complexe. Ainsi, les planètes décrivent un petit cercle dont le centre tourne lui-même, non pas autour de la Terre, mais d’un point imaginaire, et de manière uniforme par rapport à un autre point fictif– l’équant. Ce bric-à-brac théorique choque Copernic. Car Aristote était formel : on ne peut tourner autour de rien. Et comment expliquer que Mars change autant d’éclat si elle reste toujours à la même distance de nous ? Le chanoine repense un instant aux tableaux qui ornent sa cathédrale. Ne peut-on pas, comme les peintres qu’il a naguère côtoyés en Italie, jouer avec les perspectives ? Comment le monde nous apparaîtrait si l’on éjectait la Terre du centre du cosmos pour y mettre, comme l’ont fait quelques auteurs antiques, le Soleil, fixe ? Si la Terre tournait en plus sur elle-même, observe-t-il, on retrouvait bien l’ensemble des mouvements célestes. Il suffit, pour cela, de repousser la sphère des étoiles à un distance immensément grande. Quant à la course erratique des planètes, elle ne serait qu’un simple effet de la révolution de la Terre autour du Soleil.
Copernic sait que sa vision va être attaquée. Par l’Église, sans doute. Par les astronomes, surtout. D’où son projet de ne rédiger pour l’heure qu’un petit manuscrit, d’à peine six pages, destiné à quelques proches, et dont le titre modeste – Commentariolus – dissimule l’ambition. Il faudra toute la ténacité d’un jeune disciple, Rheticus, pour qu’il accepte, au soir de sa vie, 30 ans plus tard, d’imprimer ses idées dans un imposant « De revolutionibus ». Une œuvre puissante qui, en proposant une vision complète et solide d’un univers dont l’homme n’est plus le centre, révolutionnera pour des siècles l’astronomie comme la philosophie.
Galilée, homme de loi
Reclus dans sa demeure d’Arcetri, au sud de Florence, Galilée écrit. En cette année 1638, c’est un vieillard de 74 ans aux gestes fatigués. Cela fait un an qu’il ne voit plus que d’un oeil. Bientôt il sera tout-à-fait aveugle. Aussi se hâte-t-il de terminer son dernier ouvrage, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles. L’occasion de faire un ultime bilan de cette nouvelle physique qu’il a patiemment construite.
Entre deux lignes, Galilée rumine. Il maudit cet odieux procès de l’Église qui, cinq ans plus tôt, l’a condamné à l’isolement. Pire, lui a interdit d’exprimer publiquement, comme une vérité, la rotation de la Terre sur elle-même et autour du Soleil. « Et pourtant, bien sûr qu’elle tourne ! », s’emporte-t-il à nouveau. Il a consacré sa vie à le démontrer.
Une vie commencée à Pise, où il est né en 1564, et où il s’est inscrit, en 1581, à l’université. Son père voulait qu’il soit médecin. Mais l’enfant rebelle fut plutôt séduit par les cours de géométrie de Buonamici, qui l’ont convaincu de se tourner vers d’autres pans du savoir, hélas aussi peu considérés que rémunérés. Galilée sera donc mathématicien. Il se passionne pour Euclide et Archimède. Et enseigne, depuis la chaire qu’il obtient en 1589, le système astronomique complexe de Ptolémée.
Galilée mène aussi de fructueuses recherches sur le mouvement. Comment un objet se meut-il ? Il faut, observe-t-il, lui appliquer une force. Si l’on ne pousse plus, l’objet s’arrête. Mais s’il n’y a aucun frottement ni résistance ? Galilée pressent que l’objet continuera indéfiniment sa course. Sauf que personne n’a jamais vu quoi que ce soit se déplacer sans aucun frottement. Le vide ne peut exister. Et pour cause : puisque la vitesse, comme l’enseignait Aristote, est inversement proportionnelle à la résistance du milieu, si le milieu opposait une résistance nulle, la vitesse deviendrait infinie et l’objet se retrouverait en plusieurs positions à la fois. La raison interdit donc l’existence du vide. Qu’importe, imaginons quand même…
Imaginons une sphère parfaite, taillée dans une matière très dure, posée sur un plan parfaitement lisse et horizontal. Comme il n’y a plus de frottements pour l’arrêter, une chiquenaude, aussi infime soit-elle, la mettra en mouvement. Dans le vide, cette sphère ne serait plus freinée par la résistance de l’air. En fait, elle ne s’arrêterait pas. Car pourquoi le ferait-elle ? Elle garderait donc indéfiniment sa vitesse.
Reprenons l’objet et faisons-le tomber à présent. Sa vitesse de départ est nulle, puis elle augmente rapidement. Comme ses confrères, Galilée pense d’abord que cette accélération est transitoire, la vitesse passant très vite d’une valeur nulle à une valeur fixe que l’objet conservera durant sa chute. Mais comment le vérifier ?
Cela n’a rien de simple. Car la notion de vitesse suppose de diviser une distance par un temps. Or, une telle opération est à cette époque interdite. Les mathématiciens sont formels : on ne peut pas diviser une grandeur par une autre qui n’est pas de même nature. Ils autorisent le rapport entre deux distances parcourues, deux temps écoulés, deux résistances du milieu, mais sûrement pas celui d’une distance par un temps. On ne mélange pas les carpes et les lapins…
Mesurer le temps n’est pas plus simple. Ne disposant pas de chronomètre, Galilée doit peser l’eau qui s’écoule d’un trou percé dans un seau : la masse totale d’eau recueillie est proportionnelle au temps écoulé.
En 1604, Galilée se contente donc d’une méthode assez fruste: il laisse tomber une sphère d’une certaine hauteur dans de la cire et évalue la profondeur de l’empreinte laissée dans la cire. Plus la vitesse au moment du choc est grande, plus la profondeur de l’empreinte est importante. Galilée observe que la vitesse de chute semble proportionnelle à la hauteur. Il postule donc – un peu hâtivement – que la vitesse est proportionnelle à la distance parcourue. De ce point de départ qui se révélera erroné, Galilée parvient par une seconde erreur de raisonnement à une conclusion exacte : la distance parcourue est proportionnelle au carré du temps écoulé depuis le début de la chute. Un principe qu’il vérifie expérimentalement en ralentissant cette chute : il fait rouler les billes sur un plan incliné, considérant la chute libre comme le cas limite d’un plan incliné à angle droit.
Galilée jubile, et il y a de quoi ! Pour la première fois, un ensemble de phénomènes observables est regroupé sous la forme d’une loi mathématique simple, qui décrit la chute libre de n’importe quel objet. Une loi dont une conséquence immédiate peut être vérifiée sans peine : deux objets de poids différents, lâchés d’une même hauteur du haut d’une tour, pour peu que les frottements de l’air soient négligeables, atteindront le sol en même temps. A ceux qui en douteraient, Galilée peut opposer un argument massue : vérifiez-le vous-même ! Et tant pis pour Aristote, qui assénait qu’un corps tombait d’autant plus vite qu’il était plus massif. Galilée n’a que faire de l’autorité des Anciens.
Surtout depuis qu’en 1604 il a identifié dans le ciel une nova – une nouvelle étoile – apparue subitement, aussi brillante que Vénus, dans la constellation du Serpent, pour s’éteindre quelques mois plus tard. Galilée a démontré qu’il s’agissait d’une vraie étoile, située très loin dans les espaces célestes, et non de quelque phénomène météorologique proche. Or, n’a-t-on pas répété pendant des siècles que rien ne pouvait naître ni mourir dans les cieux, siège des mouvements éternels ? Pour Galilée, alors professeur à Padoue, Aristote s’est une nouvelle fois trompé. Une assurance, voire une arrogance, qui lui vaut déjà de solides ennemis : comment un simple mathématicien astronome se permet-il de remettre en cause les philosophes, qui seuls ont le pouvoir et la légitimité de disserter sur la vraie nature du monde ? Qu’il se contente de calculer, c’est déjà bien assez !
L’effronté n’a pourtant rien contre le grand maître grec. Bien au contraire. « Si Aristote était vivant et connaissait mes résultats expérimentaux, il me donnerait raison », répète-t-il. Mais comme il l’écrira plus tard, « nos discussions doivent porter sur le monde sensible, pas sur un monde de papier ». Bref, c’est contre le dogmatisme des philosophes que Galilée en a. Contre ces exégètes qui se réfèrent sans cesse à l’autorité de livres écrits il y a des siècles au lieu d’observer eux-mêmes la nature.
Galilée, lui, observe. Il perfectionne pour cela, en 1609, un instrument dont il vient de découvrir l’existence : la lunette. Il tâtonne jusqu’à obtenir des grossissements d’un facteur 30. Et dans son objectif, il voit des merveilles qu’il décrit dans un petit volume publié en mars 1610 – Le Messager céleste (Sidereus Nuncius) – dédié fort diplomatiquement à Cosme II de Médicis, grand duc de Toscane.
La Lune, découvre-t-il, n’est plus « polie, régulière et d’une sphéricité parfaite comme la grande cohorte des philosophes l’a estimé […], mais au contraire irrégulière, rugueuse, pourvue de cavités et de gonflements, tout comme la surface de la Terre ». La lunette révèle aussi une différence très nette entre les étoiles et les planètes. Les planètes « montrent leurs globes arrondis et tracés au compas avec précision, et apparaissent circulaires comme de petites lunes perfusées de lumière », tandis que les étoiles «apparaissent dotées de la même forme qu’on les regarde à la lunette ou à l’œil nu ». Preuve qu’elles sont situées sans doute beaucoup plus loin. De nouvelles apparaissent par dizaines, par centaines… «si nombreuses que c’en est à peine croyable.» La Voie lactée se révèle être un amas immense d’étoiles. Mais surtout, Galilée découvre quatre astres évoluant selon des orbites régulières autour de Jupiter. Une planète peut donc avoir, comme la Terre, des lunes autour d’elle !
Voilà un sérieux argument en faveur du système qu’un certain Copernic avait défendu quelques décennies plus tôt. Le chanoine polonais avait proposé de mettre le Soleil au centre de l’Univers, et de faire tourner la Terre autour, ainsi que les différentes planètes. Un modèle audacieux, qui butait sur une objection de bon sens : si la Terre tournait autour du Soleil, elle aurait forcément une très grande vitesse. Elle laisserait donc forcément sur place sa Lune, qu’elle perdrait donc en chemin. Or Galilée montre que Jupiter, tout en se déplaçant rapidement, conserve les siennes. Dès lors, pourquoi la Terre ne le pourrait-elle pas ?
Pour l’Église, l’affaire devient sérieuse. Copernic n’avait pas posé de grands problèmes. Car il était admis que des astronomes puissent proposer différents modèles, du moment qu’ils rappellent sans ambiguïté qu’il ne s’agissait que de modèles commodes pour calculer, et non, bien sûr, d’une quelconque vérité que seuls les théologiens pouvaient déterminer. Cela du reste avait été écrit noir sur blanc, par le théologien Osiander, dans la préface du traité de Copernic, pour tempérer son audace : « Il n’est en réalité pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies, ni même qu’elles soient vraisemblables ; il suffit que les résultats des calculs qu’elles permettent soient en harmonie avec les phénomènes observés. »
Or Galilée, lui, prétend avec sa lunette trancher sur la réalité du monde. Des théologiens s’en offusquent, et poussent le Saint-Office à réagir. En février 1616, le cardinal Bellarmin signifie à l’imprudent qu’il lui est interdit de défendre comme « vraies » les théories de Copernic. Il lui en faut cependant plus pour l’effrayer. Et Galilée va au contraire s’attacher à comprendre comment la Terre peut bouger sans que nous percevions son mouvement.
Il étudie d’abord celui d’une pierre lancée de façon quelconque devant soi. Quelle est sa trajectoire exacte ? Aristote avait écrit qu’elle se déplaçait en avant jusqu’à ce que son « impulsion » s’épuise, à partir de quoi elle chutait à la verticale. C’était loin de décrire la réalité du mouvement observé, mais personne n’avait proposé mieux. Galilée, lui, pose un principe : celui de la composition des vitesses. La pierre, une fois lancée, reste animée de deux mouvements qui s’additionnent durant toute la trajectoire : un premier, horizontal, vers l’avant, à vitesse constante (pour peu qu’on néglige la résistance de l’air), et un second, vertical, de chute libre.
Pour le démontrer, Galilée utilise encore une fois l’expérience. Il fait descendre des billes sur une plaque de bois inclinée, disposée sur une table. Les billes dévalent la pente, puis roulent à l’horizontale et chutent de la table. Pour reconstituer la trajectoire de la bille lors de cette dernière chute, Galilée dispose successivement un plan à différentes hauteurs et enregistre le point d’impact. L’ensemble de ces points dessine une parabole ! Ce qui ne s’explique mathématiquement que si la bille conjugue, pendant sa chute, un mouvement à vitesse constante selon l’axe horizontal et une chute libre proportionnelle au carré du temps selon l’axe vertical.
Il présente cette composition des mouvements dans son ouvrage le plus célèbre : Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, ptoléméen et copernicien, publié en 1632. Il y présente une discussion entre trois personnages : Simplicio, qui défend les thèses traditionnelles, Salviati aux idées plus audacieuses et Sagredo, arbitre raisonnable.
Simplicio prétend qu’un objet lâché du haut du mât d’un navire en mouvement retombera forcément en arrière du mât puisque le bateau a avancé durant la chute. Faux ! rétorque Salvati, l’objet tombe au pied du mât. Pourquoi ? Parce que son mouvement n’est pas un mouvement simple de chute libre, mais un mouvement composé : à la chute verticale s’ajoute une vitesse horizontale, celle du bateau. Absurde ? Salviati fait observer que dans un bateau naviguant à vitesse constante, rien ne perturbe les mouvements relatifs à l’intérieur : si l’on saute à pied joint dans une direction ou une autre on y franchit des distances égales. Car à l’intérieur du bateau, tous les objets ont acquis un mouvement horizontal similaire, si bien que tout paraît immobile. Un matelot enfermé dans une cabine sans fenêtre ne peut donc pas savoir si le bateau bouge ou est immobile.
Mais comment tout peut bouger ainsi, en bloc ? Parce qu’une fois lancé, tout objet, à moins de lui appliquer une force, continue indéfiniment sa route à la même vitesse. Pour convaincre Simplicio, Salviati lui demande d’imaginer ce qui arriverait à une bille posée sur une surface sans pente, ni vers le bas ni vers le haut. Qu’arriverait-il si on lui imprimait une petite impulsion dans une direction quelconque ? Elle se déplacerait dans cette direction à vitesse constante puisqu’il n’y aurait ni descente ni montée pour l’accélérer ou la freiner. Jusqu’où se déplacera la bille si rien ne vient la freiner ? Aussi loin que la surface s’étend sans monter ni descendre. Or la surface de l’océan, quand il est calme et tranquille, n’est-elle pas ainsi ? La pierre qui tombe du mât continue donc, durant sa chute, le mouvement vers l’avant que lui a imprimé initialement le navire, et atterrit donc au pied du mât.
Pour Galilée il est évident que le même raisonnement s’applique au mouvement de la Terre elle-même, et à tout ce qu’elle renferme. Comme tout sur Terre se déplace à vitesse constante en même temps qu’elle, tout nous paraît immobile, comme au matelot dans la cale du navire. La physique d’Aristote, qui a régné pendant deux mille ans, est mise en pièces. Elle ne s’en relèvera pas.
La lecture de ce Dialogue déclenchera la colère du pape. Non à cause des arguments de Salviati, qui peut bien inventer ce qu’il veut pour « sauver les phénomènes ». Mais parce que les propres arguments papaux y sont défendus, dans les dernières lignes, par Simplicio, dont on ne perçoit que trop le caractère simplet. La prétention constante de Salviati à dire le vrai, malgré quelques formulations diplomatiques glissées ça et là, attaque frontalement l’alliance entre théologie et philosophie qui a régné sur le monde des idées pendant des siècles. D’autant que ce Dialogue est rédigé en italien et non en latin, ce qui le rend compréhensible par tous les lettrés. Galilée ne s’est guère méfié quand il s’est rendu à la convocation du pape, en janvier 1633. Il aurait dû…
Peu importe l’opinion des sots. Il est trop vieux, à présent, pour s’en soucier. Il écrit pour la postérité, sûr que le réel finira par lui donner raison. Galilée s’éteindra moins de quatre ans plus tard, en 1642, dans la nuit du 7 au 8 janvier. Simple coïncidence ou signe du destin : en décembre de la même année naîtra Isaac Newton, qui poursuivra son travail pour fonder une physique entièrement nouvelle, basée sur des lois mathématiques que Galilée n’avait fait qu’esquisser, et capables d’exprimer avec une même puissance la chute d’une pomme comme les révolutions de la Lune. Juchée sur les épaules des penseurs anciens dont elle s’affranchit, la physique moderne prend désormais son envol.
Duel au sommet
On aimerait croire les savants au-dessus des querelles mesquines qui empoisonnent le commun des mortels. Il n’en est rien. Pour preuve? La haine profonde qu’ont ressentie l’un envers l’autre Newton et Hooke, deux géants de la science anglaise qui, à la fin du 17e siècle, posent les bases d’une nouvelle mécanique. Deux esprits aussi puissants que susceptibles, qui mettront autant d’énergie à percer les secrets de l’Univers qu’à détruire leur rival.
- Par Emmanuel Monnier
Newton s’impose roi de l’Univers
Newton est furieux ! De rage, il jette la lettre que lui a écrite, en ce mois de mai 1686, son ami Edmond Halley. Elle commençait bien, pourtant. L’astronome l’informait que la Royal Society imprimait, à ses frais, le premier livre de ses Principia mathematica. Une oeuvre immense : Newton y entreprend de livrer les lois mathématiques qui régissent l’ensemble de l’Univers. Il va démontrer que la course des astres, comme celle des pommes qui tombent de l’arbre, s’expliquent par une même attraction universelle reliant tous les corps pesants, en fonction inverse du carré de la distance qui les sépare l’un de l’autre. De quoi bouleverser toute notre conception du monde. « Aucun mortel ne peut approcher plus près des dieux » écrira Halley en préface. Mais pour l’heure, le héros de Cambridge est dans une colère noire.
Car Halley l’avertit que Robert Hooke, secrétaire de la Royal Society, prétend que l’idée de cette loi vient de lui. Il s’étonne de ne pas en être remercié. Le cuistre ! Ce n’est pas la première fois que Hooke vient lui chercher querelle. Mais là, la coupe est pleine. Il va apprendre qu’on ne salit pas impunément son génie.
Qu’il ait un caractère difficile, Isaac Newton en convient. Mais la vie ne lui a guère fait de cadeau. À sa naissance, en 1642, il était si petit et si faible que tout le monde se préparait déjà à le mettre en bière. Son père l’avait du reste précédé trois mois avant. Il survécut, pourtant. Pour voir sa mère se remarier avec un vieux pasteur fortuné, qui n’a jamais voulu de lui. C’est donc sa grand-mère qui l’a élevé, dans le domaine familial de Woolsthorpe. Newton en fulmine encore.
Quelques appuis lui ont malgré tout entr’ouvert, à 19 ans, les portes du Trinity College de Cambridge. Mais lui qui, à Woolsthorpe, se faisait servir va apprendre à Cambridge ce qu’est un larbin : serviteur des membres titulaires, il fait leurs courses et vide leurs pots de chambre. De quoi décupler encore cette colère enfouie, que Hooke a maladroitement réveillée.
Newton sait qu’il ne doit rien à ce fat. Ses premières idées, il les a eues dès 1664. Quand il s’abîmait les yeux, à 22 ans, à trop fixer le Soleil pour percer le secret de la lumière. Les deux années suivantes, il posait les bases de sa pensée. A Woolsthorpe, où il s’était réfugié pour échapper à l’épidémie de peste qui sévissait.
Newton a d’abord étudié les collisions et le mouvement circulaire, deux problèmes à la mode. On admettait, depuis Galilée, que lorsqu’on lançait une pierre, sa trajectoire résultait de deux mouvements indépendants. Une chute, verticale, rectiligne et accélérée vers le sol. Et un autre mouvement, lui aussi rectiligne mais imprimé devant soi, qui se conservait. Sauf que dans les cieux, ce sont des cercles que les planètes font immuablement autour du Soleil. Pas des lignes droites. Pourquoi observait-on sur Terre une mécanique différente de celle qu’on percevait dans l’espace ?
Descartes avait expliqué que le Soleil et les planètes baignaient dans des tourbillons invisibles qui, tournant sur eux-mêmes, entraînaient les astres dans leur danse perpétuelle pour leur fait décrire une orbite immuable, pratiquement circulaire. Sauf que Galilée a dit que le seul mouvement qui puisse être éternel devait être uniforme et rectiligne. Comment relier les deux ?
Newton a pris le cas simple d’une fronde. Dès qu’on lâche le brin, la pierre quitte sa trajectoire circulaire et part en ligne droite. Pourquoi les planètes ne font-elles pas de même ? A moins que, comme l’avait supposé Descartes, leur tendance à s’échapper n’était contrebalancé par les mouvements des tourbillons dans la matière qui emplissait l’espace.
Peut-être… Newton voulait être plus précis. Quelques considération géométriques lui ont permis de calculer, en 1666, l’effort qu’exerçait la pierre d’une fronde, tournant à la vitesse V et à la distance r, pour s’échapper de sa trajectoire circulaire : cet effort était proportionnel à V2/r. Huygens le baptisera « force centrifuge ». Et pour les planètes ? La 3e loi de Kepler lui permettait de calculer leurs vitesses moyennes à partir de celle de la Terre, pour autant qu’on supposât les orbites circulaires. Newton s’en contenta. Et griffonna le résultat de ses calculs sur un bout de papier : l’effort d’une planète pour rester sur son orbite circulaire était inversement proportionnel au carré de sa distance au Soleil. Sauf que les planètes n’ont pas une orbite circulaire mais elliptique.
La Lune, en revanche, décrit bien un cercle autour de la Terre. Elle fera un bon sujet pour des calculs approchés. Newton s’est représenté son mouvement durant une seconde : comme la pierre d’une fronde, elle essaie de s’échapper de son orbite le long de la tangente, mais elle est ramenée par un second mouvement qui ressemble finalement à une chute. Comme si la Lune était tombée en direction du centre de la Terre.
Cette chute est-elle la même que celle d’une pomme qui tombe d’une branche ? Newton l’a calculé. La distance Terre-Lune valant 60 fois le rayon terrestre, le rapport entre les deux mouvements de chute devait être de 60 au carré, c’est-à-dire 3600. Newton a trouvé… 4375. Pas si mal. La différence étant sans doute due aux fameux tourbillons de Descartes. Mais il y avait tant d’autres problèmes passionnants à résoudre. Newton a oublié sa Lune pendant dix ans.
Entre-temps, il a obtenu en 1669 la chaire de mathématiques du Trinity College, ce qui l’a mis à l’abri des soucis financiers. Mais pas de l’ennui qui suintait à Cambridge. Heureusement, son mentor Isaac Barrow a fait connaître certains de ses travaux à John Collins, à Londres, qui communiquait avec tous les grands mathématiciens d’Europe. Collins a tout de suite compris à qui il avait affaire, et l’a poussé à publier. Newton a posé une condition : « Mon nom ne sera pas mentionné, car je ne vois pas l’intérêt d’obtenir l’estime publique, fussé-je capable de l’acquérir et de la garder. Cela pourrait seulement augmenter le nombre de mes relations, chose que je cherche à éviter ». Trop modeste ? Newton se considère déjà comme le plus grand mathématicien d’Europe. Mais ce qu’en pensent les ignares ne l’intéresse pas. Il écrit pour la postérité. Et ne rendra jamais le manuscrit promis.
En 1671, il en a malgré tout adressé un autre, à Oldenburg, l’ancien secrétaire de la Royal Society. Il y présentait une expérience qui lui permettait d’affirmer que la lumière blanche était composée de différents rayons lumineux. Chacun pouvait être isolé, au moyen d’un prisme. Il sait qu’Oldenburg en a été impressionné. Mais pourquoi diable a-t-il demandé à Robert Hooke de commenter son manuscrit ? Certes, ce dernier était l’un des savants les plus en vue d’Angleterre, et réputé pour avoir lui-même construit une théorie de la lumière. Mais cet escroc a prétendu – déjà ! – trouver des similitudes entre ce manuscrit et sa propre théorie. Pire : Newton aurait pioché dans ses idées sans vraiment les comprendre. Quand Oldenburg s’est empressé de lui transmettre ces remarques, Newton les a reçues comme une gifle.
Peu importe. Il a aussi présenté, à la fin de l’année, un télescope de son invention, dans lequel un miroir réfléchissait et concentrait la lumière. Long de six pouces, il grossissait 40 fois. Un bel exploit, qui fit sensation. À tel point que le 11 janvier 1672, Newton fut élu membre de la Royal Society. En 1675, il s’est enhardi et a présenté son Hypothèse. Une théorie sur la lumière qui ne lui apporté, hélas, que des méchantes querelles. Menées, là encore, par… Robert Hooke. Dépité, il s’est retiré à Cambridge loin de ces vaines mesquineries.
Aussi, en novembre 1679, a-t-il été surpris de recevoir un courrier du même Robert Hooke. Devenu secrétaire de la Royal Society, il lui demandait de se prononcer sur une hypothèse de son cru, selon laquelle l’orbite des planètes pouvait être décomposée en deux mouvements : l’un filant selon la tangente, l’autre étant une attraction vers le Soleil.
Newton, bien sûr, a reconnu ses premières idées. Mais il n’avait pas vidé sa rancune. Alors il a préféré prétendre qu’il n’en avait jamais entendu parler. Et lui a proposé une expérience qui mettait en évidence la rotation de la Terre. Newton, hélas, y a commis une erreur, dont le forban s’est empressé de débattre avec ses amis de la Royal Society, alors que leur correspondance devait rester privée. Suscitant une nouvelle fois sa colère.
Une nouvelle lettre de Hooke, à la fin de l’année, comportait une nouvelle question : « Seriez-vous capable de découvrir quelle trajectoire planétaire résulterait de l’application d’une force attractive centrale inversement proportionnelle au carré de la distance au corps ? »
Pour répondre, il a d’abord inversé la question, et démontré qu’une ellipse – trajectoire usuelle des planètes – impliquait une loi d’attraction en 1/r2. Une démonstration bien plus complexe que celle qu’il avait obtenue en 1665-1666 dans le cas d’une orbite circulaire. Mais tout ça n’était que des jeux mathématiques sans rapport évident avec le réel.
Comme tout le monde, Newton s’est plutôt passionné, en 1680, pour les deux comètes visibles à l’oeil nu cette année-là. D’où venaient-elles ? Obéissaient-elles aux mêmes lois que les planètes ? Guidé par l’astronome royal John Flamsteed, il s’est dit que les deux comètes n’en faisaient peut-être qu’une. Elle pouvait avoir tourné derrière le Soleil qui l’attirait, pour réapparaître. La trajectoire de la comète pouvait alors être une combinaison de forces centrifuges et d’attraction qui se dépassaient successivement, sous l’effet des « tourbillons solaires » cartésiens. Les astres s’attiraient donc entre eux, comme la Terre attire la pomme qui tombe…
En août 1684, c’est Halley qui est venu en personne, à Cambridge, reposer la question de Hooke à Newton. Car avec Hooke et Wren, chacun avait fait le pari d’y répondre. Hooke, bien sûr, avait prétendu avoir déjà la réponse. Sauf, que, comme par hasard, il en avait perdu la démonstration. Quel prétentieux ! Newton a aussitôt donné la réponse : une force attractive centrale inversement proportionnelle au carré de la distance conduit à une ellipse. Halley était estomaqué. Mais Newton n’a pu retrouver tout de suite la démonstration dans ses papiers…
Contrairement à ce vantard de Hooke, il la lui a bien envoyée, en revanche, trois mois plus tard, sous la forme d’un petit manuscrit de neuf pages. Halley lui a demandé d’enregistrer tout de suite cet écrit à la Royal Society. Mais Newton voulait l’améliorer. D’abord un peu, puis beaucoup. A la fin de l’année 1685, le petit traité faisait 100 pages. Son titre était trouvé : les Principia.
Newton voulait y reconstruire toute la mécanique sur des fondations solides. Mouvement, force, masse… il fallait préciser toutes ces notions vagues.
Que se passe-t-il lorsqu’un solide en mouvement rectiligne uniforme reçoit, à intervalle régulier, une impulsion attractive vers un même point ? Si ces impulsions sont données dans des intervalles de temps de plus en plus courts, la trajectoire se rapproche peu à peu d’un cercle.
Impulsion ou force ? De quoi parle-t-on ? Newton définit une force comme ce qui, appliqué sur un corps, fait varier sa vitesse, ou plutôt sa quantité de mouvement, en grandeur comme en direction. Mais encore faut-il pouvoir définir précisément un mouvement. Newton imagine donc un espace absolu, mathématique, indépendant de la matière qui s’y trouve. Dans un tel espace, il devient possible de définir de façon absolue un mouvement. Reste la « quantité de mouvement », que la force est censée modifier…
Cette quantité de mouvement dépend-elle de la nature du solide ? Une même force a-t-elle le même effet sur une bille en bois, en fer ou en plomb ? A l’aide de pendules, Newton démontre que la nature du matériau n’influence pas le mouvement : seule importe la quantité de matière, repérable par son poids. La quantité de mouvement devient donc proportionnelle à la quantité de matière et à la vitesse. Le produit m.v de la masse, donc, par la vitesse. Et la force devient ce qui fait varier, en grandeur mais aussi en direction, cette quantité mesurable. Qu’il s’agisse d’une pomme ou de la Lune.
Admettons que le Soleil et les planètes s’attirent les uns les autres en fonction de leurs masses. Il y a d’un côté la masse qui crée l’attraction d’un corps sur un autre, la masse « gravitationnelle ». Et de l’autre, la masse définie comme la quantité de matière qui résiste au changement de mouvement, la masse « inertielle ». Ces deux masses sont-elles égales? A l’aide de pendules de matériaux différents, Newton démontre que le poids d’un corps est proportionnel à sa masse inertielle. Il n’est donc pas utile de distinguer les deux sortes de masse. Dès lors, la force mutuelle d’attraction F entre deux corps de masse M et M’, à une distance d l’un de l’autre, devient égale à GMM’/d2 (où G est une constante de proportionnalité).
Certes, mais les corps réels ne sont pas de simples points. Que devient l’attraction d’une sphère – comme une planète – quand on s’en approche de très près ? Il a imaginé une Terre creuse, dont toute la masse serait répartie sur la surface. Et démontré mathématiquement qu’une pomme y tombait de la même manière qu’à la surface de notre Terre : elle restait attirée vers le centre, un point pourtant environné de vide, qui représentait le centre de gravité de cette Terre abstraite, et avec une intensité toujours fonction du carré inverse du rayon. On pouvait donc raisonner comme si toute la masse était concentrée au centre de gravité.
Résultat capital, car il montrait que sa loi de la gravitation s’appliquait aussi bien à deux mètres du sol qu’à 400 000 kilomètres de la Terre. Il pouvait enfin envoyer à Edmond Halley le tome I de ses Principia.
Que Robert Hooke puisse prétendre, à présent, à une quelconque paternité sur sa théorie le met dès lors hors de lui. Il répond à Halley qu’il ne changera rien à son manuscrit. Tout au plus consent-il à rendre hommage à son rival dans les deux prochains livres à venir des Principia.
Mais Hooke s’entête. Il exige que son apport soit davantage reconnu. Il prétend que toute la théorie vient de lui. Newton explose. Il veut la guerre ? il l’aura ! Il accuse à son tour Hooke de l’avoir piteusement plagié. Et supprime autant qu’il peut toute référence à son ennemi dans ses manuscrits. Ulcéré, il songe même à renoncer à publier ses Principia. Il faudra toute la diplomatie de Halley pour qu’il poursuive.
Il finira la rédaction du Livre II à l’automne 1686. Et exposera son Système du Monde dans le Livre III. Il y abandonne définitivement le modèle des tourbillons de Descartes, remplacé par sa loi de la gravitation universelle, qu’il applique aux mouvements de la Lune et des comètes, mais aussi aux marées. Elle le conduit, aussi, à prédire l’aplatissement inévitable de la Terre aux pôles. Le monde de Newton quitte la métaphysique pour s’organiser autour de principes mathématiques, d’où le titre complet qu’il donne à son œuvre : Philosophiae naturalis principia mathematica (Principes mathématiques de la philosophie naturelle). Quant à savoir la nature de cette force étrange et invisible qui agit instantanément à distance dans un espace vide… « Je ne forge pas d’hypothèses », écrira-t-il.
Le succès est fulgurant. A Londres, à Paris, à Amsterdam, on ne parle plus que de lui. Peu lui chaut : en 1693, il sombre dans la dépression. Son laboratoire prend feu. On le dit à moitié fou, débitant des propos incohérents. Il s’en remettra, mais son génie s’est tari. Il s’engagera dans une nouvelle voie, plus mondaine et proche du pouvoir. Il quitte Cambridge pour devenir fonctionnaire de la Couronne, supervisant la fabrication de la monnaie royale et faisant pendre sans une once de pitié les faux-monnayeurs.
En 1703, il devient président de la Royal Society. Il règne alors en maître sur la science anglaise. Il en profite pour publier la synthèse de ses recherches sur la lumière, dans un ouvrage – Optiks -, qui forme au côté des Principia l’autre grand pilier de sa pensée. Tyran susceptible, il n’hésite plus à foudroyer quiconque ose le défier. Et d’abord son éternel rival, Hooke, qui meurt isolé et aigri.
Anobli par la reine en 1705, il vivra jusqu’à 85 ans, confortant à la fois son pouvoir et sa fortune. Et façonnant par ce témoignage enjoué l’image qu’il souhaitait léguer à la postérité : « Je ne sais pas ce que le monde pensera de moi. Pour ma part, j’ai l’impression de n’avoir été qu’un enfant qui joue sur la plage et se divertit en trouvant ça et là un coquillage plus joli qu’à l’ordinaire, alors que le grand océan de la vérité reste inexploré devant moi ».
La fin amère du Dr. Hooke
Newton, un génie? « Un scélérat! » Entre deux quintes de toux, Robert Hooke s’agite et ressasse son amertume. Le teint blafard, le vieillard s’affaisse dans l’un des fauteuils verts qui meublent les restes d’une bibliothèque. Il sait qu’il n’aura pas de visite aujourd’hui: ses derniers amis le fuient. « Des ingrats », maugrée-t-il, tandis qu’accroché au mur, un miroir encadré de noir lui renvoie, en écho, la silhouette voûtée d’un homme qui fut un temps l’un des plus influents de la Royal Society. C’était avant que Newton ne vienne, de ses funestes lumières, aveugler une société savante finalement bien décevante.
Hooke porte à ses lèvres une tasse de chocolat. Sa fureur un instant s’apaise. Son regard s’arrête sur un foulard: celui de Grace, sa nièce, dont le doux souvenir envahit à présent son esprit. Onze ans… C’est l’âge qu’elle avait quand son frère la lui a confiée. Lui en avait déjà trente-sept. Et six ans plus tard, la jeune femme illuminait ses jours. Jusqu’à cette année tragique où sa mort prématurée lui brisa à la fois le coeur et la vie. 1687, date à jamais maudite, car cette année-là – ironie cruelle du destin – sortaient les Principia.
« L’oeuvre d’un scélérat« , éructe à nouveau le vieil homme en s’extrayant du fauteuil, tandis que ses doigts, malmenant la tasse, se brûlent dans le chocolat. Tout Londres à présent ne parle plus que de ce fichu livre. Et si ce n’était qu’à Londres! À Paris, Amsterdam, Rome, tous reprennent en choeur la même rengaine: Newton aurait trouvé le Saint-Graal de la mécanique. Une apothéose, pour sûr… mais qui reste celle d’une injustice. Pas une ligne sur Hooke. Rien. Nulle mention de l’immense travail qu’il a fourni. Quelle imposture! Hooke n’en décolère pas. « Sans moi, ce scélérat n’aurait pas écrit une ligne« , s’emporte-t-il. L’absence, dans cette oeuvre colossale, du moindre remerciement, de la moindre référence aux idées qu’il a apportées, lui a fait l’effet d’une gifle. Et il n’a cessé, depuis, de réclamer justice. Car n’était-ce pas lui qui, en 1679, a ramené Newton à la mécanique? Un freluquet qui, à l’époque, se perdait dans des disciplines aux odeurs de soufre. Un prétentieux, cherchant en vain le secret de la transmutation des métaux. Que ne l’a-t-il laissé s’enfoncer… Il n’en serait pas là, aujourd’hui. Mais Hooke était alors secrétaire général de la Royal Society. Et à ce titre, il devait en alimenter les débats, au moyen d’une revue qu’avait lancé son prédécesseur, Henry Oldenburg.
Que faisaient donc, à l’époque, Halley, Boyle ou Flamsteed? S’ils avaient fourni des travaux valables à publier, Hooke n’aurait eu nul besoin de s’adresser à cet ambitieux de Cambridge. Mais il faut se rendre à l’évidence: à part Newton et lui-même, personne n’était fichu de proposer de nouvelles idées. Alors oui, Hooke avait adressé à Newton ce courrier dans lequel, pour éveiller sa curiosité, il lui demandait de se prononcer sur une hypothèse de son cru. Une hypothèse selon laquelle l’orbite des planètes pouvait être décomposée en deux mouvements: l’un filant selon la tangente, l’autre étant une attraction vers le Soleil. Une idée de génie, se souvient Hooke en essuyant ses doigts tachés de chocolat. Et dont Newton, d’ailleurs, n’avait jamais entendu parler. Il l’avait avoué, le scélérat…
Newton, désinvolte, avait préféré changer de sujet et lui avait demandé en retour d’imaginer une expérience qui mette en évidence la rotation de la Terre. La solution qu’il proposait était d’ailleurs amusante. Les masques, depuis, sont tombés. Et l’affaire est aujourd’hui moins drôle.
Car cet imposteur, dans sa solution, avait fait une erreur grossière. Preuve que son prétendu génie était déjà fort approximatif. Et Hooke s’était empressé de débattre sur cette bourde avec ses amis de la Royal Society. « Newton ne me l’a jamais pardonné« , ricane le vieillard. Certes, ils étaient convenus que cette correspondance devait rester privée. C’est vrai. Mais grands dieux! il n’y avait pas, à l’époque, grande profusion de travaux à soumettre aux nobles membres de la Royal Society. Le risque était grand, face aux puissantes académies du continent, d’apparaître bientôt comme un gentil club d’amateurs. Alors au diable les fausses pudeurs. Au risque de se faire un puissant ennemi.
Hooke se souvient surtout d’une deuxième lettre, écrite la même année, dans laquelle il demandait à Newton de deviner la trajectoire que suivrait une planète si on lui appliquait une force attractive constamment dirigée vers un même centre. Une force dont l’intensité serait inversement proportionnelle au carré de la distance avec ce centre. Une idée capitale, que le scélérat, bien sûr, s’était tout de suite appropriée.
Pourtant, qui pouvait nier que c’était lui, Robert Hooke, qui à l’époque avait le plus réfléchi sur cette question? N’en avait-il pas débattu quelques années plus tard, dans un café de Londres, avec Halley et Wren? Ses deux amis, à partir des lois de Kepler, avaient découvert que la force qui attirait les planètes vers le Soleil devait diminuer en raison inverse du carré de leur distance à l’astre. Mais Wren ne parvenait pas à démontrer qu’en composant le déplacement d’un corps céleste avec un mouvement de chute en direction du Soleil, la trajectoire finale devenait effectivement une ellipse. Impatient, il avait promis un livre d’une valeur de quarante shillings à celui qui, le premier, lui apporterait cette démonstration. « Cette démonstration, moi je l’avais!« , répète Hooke pour mieux s’en convaincre. Mais il avait mis ses amis au défi de la retrouver, pour qu’ils se rendent compte par eux-mêmes combien elle était difficile. Ces mêmes amis l’accusent aujourd’hui d’avoir péché par vantardise. En un mot, d’être un menteur.
« Les traîtres… » Oui, Robert Hooke se sent trahi. Plus encore, insulté. S’il pouvait leur montrer cette fichue démonstration, son génie serait enfin reconnu. Mais pour son malheur, il ne la retrouve plus… D’ailleurs, qu’importe. Certains n’ont-ils pas affirmé que, quand bien même il l’avait eue, il aurait dû, pour l’éthique et l’honneur, la leur montrer? Depuis, ses amis ont changé à son égard. D’autant que Newton, lui, n’a pas manqué de publier cette démonstration dans ses Principia…
Hooke en tousse de rage. Et sa respiration, désormais haletante, fait vibrer ses bronches d’un son de plus en plus rauque. Que Newton ait publié cette démonstration était tout à son honneur. Mais qu’il refuse de reconnaître ce que Hooke a apporté aux Principia, c’en est trop. Car quoi, ce que Hooke ne cesse de réclamer est finalement peu de chose: que son nom soit associé, d’une façon ou d’une autre, à cette oeuvre grandiose. Une juste reconnaissance de sa contribution. Mais la bassesse de Newton a décidément été sans limites, qui, apprenant sa requête, raya soigneusement du manuscrit le nom de Robert Hooke, chaque fois que, par scrupule, il l’avait mentionné. « Le scélérat m’a exécuté.«
Car définitivement rayé des Principia, Hooke le fut aussi du petit monde – petit était bien le mot – de la mécanique. En quelques mois, Hooke ne fut plus rien. Éclipsé par une oeuvre magistrale dont l’auteur, élevé au rang de nouvelle étoile, ne pouvait plus souffrir la moindre concurrence.
Mais Newton n’a pas voulu en rester là. Contre toute évidence, il a soutenu que lui, Robert Hooke, n’avait fait à son tour que plagier ses travaux. Cet affabulateur prétendait se souvenir de lettres qu’il aurait envoyées à Huygens dès 1673, dans lesquelles il comparait les forces qui retenaient les planètes sur une trajectoire circulaire. Il osait l’accuser de s’en être inspiré. L’intérêt est décidément dépourvu de conscience…
Il connaissait pourtant le bonhomme. N’avaient-ils pas eu, déjà, une première querelle lorsqu’en 1671, cet obscur scientifique exilé à Cambridge avait exposé sa théorie des couleurs? Un travail remarquable, certes, mais dans lequel Hooke reconnaissait nombre de concepts, comme l’éther, que Newton avait de toute évidence empruntés à sa propre grande théorie de la lumière, publiée auparavant dans les Micrographia.
Hooke saisit la pipe posée sur la table, l’allume et en tire quelques bouffées. Ses doigts feuillettent l’ouvrage qui, en 1665, couronna sa carrière. Ce qu’il offrait était immense. Une nouvelle théorie de la lumière, mais aussi une soixantaine d’observations au microscope. Fourmi, puce, éponge… jamais personne, avant lui, n’avait reproduit, sous forme de dessins, ce monde du minuscule et réalisé, entre autres, que les végétaux étaient composés d’un assemblage de cellules. Hooke, avec nostalgie, s’attarde sur la description qu’il y fait de nombreux instruments: le microscope, bien sûr, mais aussi d’autres appareils de son invention, comme ce nouveau thermomètre marin. Il repense à sa théorie de la combustion, qu’il expliquait alors comme le résultat d’un mélange entre l’air et une substance contenue dans les corps.
Le succès des Micrographia avait été immédiat. Et Hooke, chargé à l’époque de présenter chaque semaine de nouvelles expériences aux membres de la Royal Society, était devenu l’un des scientifiques les plus prometteurs de toute l’Angleterre. Avec son ami Robert Boyle, certes, pour lequel il avait d’ailleurs longtemps travaillé, en mettant notamment au point la célèbre pompe à air, grâce à laquelle Boyle avait pu réaliser la plupart de ses expériences. Voilà, à n’en pas douter, l’un des plus importants instruments scientifiques jamais inventés, s’avoue Hooke sans fausse modestie. Excepté peut-être le télescope, dont le plus fameux modèle restera celui de… Newton.
Excédé, Hooke crache ses insultes dans son mouchoir. Sans Newton, rumine-t-il, ses Micrographia auraient été considérées comme le plus grand travail scientifique anglais de ce siècle. Lui, le fils d’un modeste vicaire, sortait de la pauvreté et de l’anonymat. La renommée s’offrait enfin à lui. Avec, comme point d’orgue, sa théorie de la lumière, à laquelle Newton n’a jamais rien compris. Pire: n’a-t-il pas prétendu, armé d’une maigre expérience que pratiquement personne n’a pu reproduire, détruire tout son travail? Quelle suffisance! Faut-il être fou, ou aveuglé par l’orgueil, pour croire qu’une unique expérience allait invalider une théorie puissamment forgée par des centaines de mesures.
Fou, oui Newton était fou. Fou d’avoir osé l’accuser, lui Robert Hooke, d’avoir volé toutes ses idées au Français Descartes et à d’autres savants européens. Mais cet inconscient avait trouvé à qui parler. Et Hooke avait répété à qui voulait l’entendre, à Londres, que Newton lui devait tout. Pour cela, il avait les nombreuses réunions de ce club qu’il avait lui-même fondé dès 1676. Et dont le premier sujet de discussion avait été, justement, comment ce scélérat lui avait volé la notion d’éther pour construire sa théorie des couleurs.
L’écraser dès le début. Peut-être était-ce ce qu’il aurait dû faire, tant il est vrai que depuis que Newton s’est fait connaître en présentant son remarquable télescope, Hooke se méfie de lui. La bonne chose, c’était que Newton fût alors à des centaines de miles, isolé à Cambridge. La mauvaise, c’est qu’il a toujours eu des antennes à Londres et à la Royal Society. Des antennes qui le tenaient au courant de ce qu’on disait de lui…
Un domestique, lassé de toquer, entre dans la bibliothèque pour apporter ses remèdes. Hooke consent à se calmer et avale une à une ses potions, maudissant cette santé fragile qui l’excède depuis toujours. Newton, veut-il bien reconnaître, n’avait peut-être pas que des torts dans cette histoire. Tous deux ne se sont finalement que très peu rencontrés. C’est par l’entremise d’Oldenburg, le prédécesseur de Hooke au poste de secrétaire général de la Royal Society, qu’ils correspondaient. Un bien piètre intermédiaire. Plutôt un chercheur de querelles. Car c’est bel et bien lui qui est à l’origine de leur première dispute. Oldenburg avait, en 1671, reçu un brillant manuscrit de Newton, dans lequel le jeune savant présentait une expérience qui lui permettait d’affirmer que la lumière blanche était composée de différents rayons lumineux, dont chacun pouvait être isolé au moyen d’un prisme. Oldenburg, impressionné, avait demandé à Hooke de commenter ce manuscrit. « Quel hypocrite!«
Ce qu’il voulait? Que Hooke réagisse, bien sûr. Et il avait eu la naïveté de tomber dans le piège. Il s’était empressé de répondre, relevant sans mal les similitudes qui existaient entre ce manuscrit et sa propre théorie développée dans les Micrographia. Newton, c’était clair, avait pioché sans vergogne dans ses idées; qui plus est, il les avait mal comprises. Oldenburg a dû s’en frotter les mains. Car sans attendre, il a bien sûr communiqué à Newton ce compte rendu. Et comme prévu, le petit coq de Cambridge a pris la mouche. Hooke repense à Oldenburg. Un homme exécrable, à peine anglais – n’était-il pas né à Brême? – qui jouait au petit marquis avec l’Élite. Avec ces aristocrates qui, à l’instar de Huygens, n’ont jamais voulu reconnaître le génie de Hooke, le roturier.
D’un geste vain, il tente d’écarter Huygens de son esprit. Ce batave n’a jamais voulu admettre, là encore contre toute évidence, qu’il lui avait volé son idée d’actionner une montre à l’aide d’un ressort à spirale. Newton, Huygens, Oldenburg… Pourquoi tout le monde s’ingénie-t-il ainsi à le briser? Fatigué, Hooke se lève et s’apprête à gagner sa chambre. Sur une étagère traînent encore quelques croquis de ses innombrables inventions. Comme cette machine volante qu’il avait conçue à ses débuts, à Oxford. Dans une serviette, les textes rassemblés de ses dernières conférences. Comme cet ancien travail sur les fossiles et sur ces os géants dont il pensait qu’ils provenaient d’espèces aujourd’hui disparues. L’idée était nouvelle. Et les débats, il s’en souvient, avaient été âpres. De l’étude des fossiles, il était passé tout naturellement à celle des roches, gardant intacte son ancienne passion pour l’architecture.
Son regard redécouvre quelques lettres éparses, qui prennent depuis trop longtemps la poussière: vestiges d’une correspondance passionnée avec Newcommen sur la conception de machines à vapeur. Il aurait pu continuer à faire de la mécanique, à approfondir sa théorie de la lumière. Mais à quoi bon. Tous ne jurent désormais que par Newton. Bien inconscient celui qui oserait aujourd’hui chasser sur ses terres. Même les amis les plus fidèles semblent s’être convertis à sa détestable physique mathématique. Comme si le monde pouvait être mathématisé! Hooke, lui, n’en démord pas: la science fournit des faits expérimentaux et des théories; pas d’obscures lois mathématiques. Et cette idée d’attraction à distance, quasi surnaturelle, est décidément repoussante. Pire, rétrograde. Elle n’explique rien et n’est au mieux qu’un artifice pour masquer son ignorance.
Le pendule égrène ses neuf coups et la nuit, déjà, est tombée. Hooke observe avec lassitude la course des aiguilles sur le cadran. Du temps. C’est peut-être ce dont il a le plus manqué, lui qui, pendant plus de trente ans, a couru d’une tâche à l’autre. Payé pour présenter, toutes les semaines, ses expériences à la Royal Society, il s’était également engagé à donner, au Gresham College où il logeait, des conférences régulières, pour lesquelles un mécène, nommé Cutler, le rémunérait. Et après le grand incendie de Londres, en 1666, c’est encore lui qui s’était attelé à la reconstruction de la ville. Car Hooke, contrairement aux âmes bien nées, a toujours dû mériter son argent. Rien ne lui a été donné. Là est peut-être la plus grande des injustices qu’il ait eu à subir: ne pas avoir de fortune à la hauteur de son génie. N’ayant pas d’argent, il a donc dû servir. Boyle d’abord, puis Cutler et la Royal Society. Alors oui, son sens aigu de la propriété a choqué jusqu’à ses plus fidèles amis. Mais ce sont ses inventions qui le font vivre.
Comme il est facile d’être aimé, constate-t-il avec aigreur, lorsque, comme cet aristocrate de Huygens, on possède fortune et privilèges. Hooke ne demandait ni l’un, ni l’autre. Qu’on reconnût simplement son talent. Aurait-il dû être plus révérencieux envers Newton? Peut-être. Cela aurait en tous les cas moins nui à sa carrière. Mais il n’est pas homme à courber l’échine devant l’injustice. Il ne regrette rien.
Du temps, Hooke n’en a pas plus aujourd’hui qu’hier: sa respiration, d’heure en heure plus difficile et haletante, lui rappelle s’il en était besoin, que la dernière page de sa vie est maintenant écrite. Et qu’elle donne à son histoire des relents de tragédie. Désabusé, il regarde une dernière fois ce qu’il reste de sa bibliothèque. Sa tête tourne, ses membres s’engourdissent. Son corps devenu lourd s’écrase sur un fauteuil. Sur la table une bougie, en fin de course, finit de se consumer.
Savants maudits
À l’instar de Robert Hooke, ils sont nombreux à n’avoir pas eu, de leur vivant, la renommée qu’ils pensaient mériter. La faute à pas-de-chance, aux caprices du destin, aux ennemis puissants que certains se sont faits, quand d’autres ont juste été trop en avance sur leur époque. À ces « savants maudits », l’Histoire a fini par rendre justice.
- Par Emmanuel Monnier
Le duel absurde d’Évariste Galois
La plume, par gestes brusques et saccadés, crisse sur le vieux papier. Évariste Galois sait qu’il lui reste peu de temps. Quelques heures tout au plus. Aux premières lueurs de l’aube, un fiacre le mènera vers Gentilly, aux portes de Paris, où les témoins l’attendront pour un duel dont l’issue ne fait guère de doutes. Cette nuit du 29 mai 1832 sera sa dernière occasion d’enrichir, si cela est encore possible, une théorie algébrique que personne n’a pris le temps de comprendre. Évariste écrit déjà pour la postérité.
Plus vite, répète-t-il, annotant à la volée les marges de son manuscrit: « Le lecteur démontrera lui-même« , « Je n’ai pas le temps... ». Car c’est bien de temps dont Évariste Galois a manqué. Lui qui, à vingt ans, s’apprête à tirer sa révérence, violente et tragique. Mais sa vie ne s’est-elle pas tout entière construite à l’image d’une tragédie?
Une tragédie dont le premier acte s’est joué cinq ans plus tôt, dans l’atmosphère oppressante d’un collège parisien mené à la baguette. Le collège porte un nom prestigieux : Louis-le-Grand. La grande bourgeoisie le fréquente. mais, pour le jeune Évariste, il inspire surtout l’ennui. Jusqu’à ce que, redoublant sa classe de seconde, il découvre les mathématiques. Plus qu’une rencontre, c’est un choc, une passion naissante qui scelle à jamais son destin.
L’adolescent dévore les Éléments de géométrie de Legendre, puis les traités de Lagrange. S’enferme pour étudier Euler, Gauss ou Jacobi. « C’est la fureur des mathématiques qui le domine« , note un professeur sur son bulletin. D’autres préfèrent décrire un élève « bizarre dans ses manières« , « frondeur, singulier, bavard« . Et dont le caractère devient, chaque jour davantage, une énigme.
De trimestre en trimestre, les commentaires se font plus acides: « Sa facilité ne paraît plus qu’une légende à laquelle on cessera bientôt de croire, déplore son professeur de rhétorique. Il n’y a trace dans les devoirs, quand il daigne en faire, que de bizarrerie et de négligence; il est toujours occupé de ce qu’il ne faut pas faire, il l’affecte même; il prend à tâche de fatiguer ses maîtres par une dissipation incessante; il baisse tous les jours. » Un autre enseignant, exaspéré, relève : « Il proteste contre le silence! » Le jeune Évariste n’a cure de leurs reproches. À 17 ans, il sent qu’il domine l’algèbre. Et pense avoir trouvé, seul, une méthode générale pour résoudre les équations du 5e degré, un problème majeur auquel se heurtent les plus grands mathématiciens de son temps. Cet exploit le décide à se présenter, sans aucune préparation, au concours d’entrée à l’École polytechnique. Premier échec. Le jeune orgueilleux ravale sa fierté.
Il se donne plus de chances l’année suivante en suivant les cours de mathématiques spéciales. Son professeur de mathématiques, qui voit en lui un esprit supérieur, le pousse à publier son premier article dans le cahier du 1er mars 1829 des Annales de mathématiques pures et appliquées. L’article, intitulé « Démonstration d’un théorème sur les fractions continues périodiques« , est de bonne facture, mais sans plus. Car l’essentiel de son travail est ailleurs, dans une oeuvre qu’il peaufine pour en faire sa première communication à l’Académie des sciences. Le manuscrit, qu’il dépose en deux parties les 25 mai et 1er juin 1829, a pour titre « Recherches sur les équations algébriques de degré premier« . L’adolescent y cherche les conditions qu’une équation de degré n doit remplir pour qu’on puisse la résoudre par radicaux. C’est-à-dire à l’aide d’une formule simple, n’utilisant que les opérations élémentaires (addition, soustraction, multiplication, division et extraction de racines). Galois établit que ces conditions ne sont pas remplies lorsque n est supérieur à 4, et démontre que l’équation du 5e degré ne peut être résolue par radicaux.
Ce seul résultat suffirait à faire de ce mémoire l’un des travaux majeurs du XIXe siècle. Pourtant, son réel intérêt n’est pas là, mais plutôt dans la méthode que Galois utilise pour parvenir à ses fins. Nulle trace, dans son manuscrit, des calculs à rallonge qui caractérisent les écrits mathématiques de l’époque. Galois s’est créé un outil mathématique sur mesure. Un outil aussi déroutant que révolutionnaire, et dont les mathématiciens mettront près de cent ans à exploiter toute la puissance: la théorie des groupes.
Le manuscrit est remis à Cauchy, qui règne alors en maître sur les mathématiques françaises. Il promet à Galois d’en présenter lui-même un extrait en séance de l’Académie. Mais il souhaite prendre le temps de rédiger son rapport sur cette nouvelle théorie. Le rapport, en effet, prendra du temps. Beaucoup de temps…
Qu’importe. Pour l’heure, Galois a d’autres soucis en tête. Son père, maire républicain de Bourg-la-Reine, se suicide le 2 juillet 1829, victime d’une campagne de calomnie orchestrée par un jeune prêtre antilibéral. Aux obsèques, une émeute éclate entre les proches et le clergé. Premier contact d’Évariste avec l’univers rugueux de la politique. Il y en aura d’autres.
Encore sous le choc, Évariste se présente une deuxième fois devant le jury de Polytechnique. Ce devait être une formalité, c’est un nouvel échec. La légende veut qu’Évariste, excédé par des questions qu’il trouvait stupides, ait fini par jeter à la figure de l’examinateur le chiffon qui servait à effacer le tableau. Quoi qu’il ait fait ce jour-là, une chose néanmoins est certaine: Galois s’est définitivement fermé les portes de cette école. Dommage, car Polytechnique, il en rêvait. Nul doute qu’il y eût trouvé un milieu favorable à l’épanouissement de son génie.
Dépité, Galois se rabat sur l’École préparatoire, pâle copie de l’ancienne École normale supérieure, supprimée en 1822. Une école aux allures de monastère, soigneusement tenue à l’écart de toute agitation politique. L’étude du matin et chacun des deux repas y sont précédés d’une prière, récitée en commun à voix haute. Et une lecture spirituelle réunit les élèves avant le coucher. Deux mois sans confession suffisent pour être renvoyé. Mesure bien inutile: les inspecteurs généraux de l’enseignement ont pris soin, dès le concours, d’éliminer les candidats dont les opinions politiques apparaissaient subversives. Galois y retrouve l’atmosphère oppressante du collège. Et comme à Louis-le-Grand, il indispose camarades et professeurs par son attitude décalée.
Reste son mémoire, dont Cauchy a enfin achevé la lecture. Et qu’il entend présenter à ses pairs le 18 janvier 1830. Hélas. Malade ce jour-là, Cauchy ne peut assister à la séance. Pour la gloire – ou tout au moins une certaine reconnaissance – Galois devra attendre. Sur les conseils de Cauchy, il décide de retirer son mémoire pour le retravailler et le présenter au grand prix de mathématiques que l’Académie des sciences doit décerner en 1830. Mais le sort s’acharne sur le jeune prodige: on lui répond que son manuscrit a été perdu. Il lui faut tout reprendre à zéro.
Ce deuxième mémoire est remis cette fois au baron Fourier, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Bis repetita, la malédiction refait son oeuvre: Fourier meurt le 16 mai 1830, avant d’avoir pu le parcourir. C’est Abel, jeune mathématicien norvégien, qui emporte le prix à titre posthume, avec Jacobi, pour un travail qui porte également sur la résolution des équations. Galois ignore qu’il n’a même pas concouru. Quant à son mémoire, on le perd une nouvelle fois parmi les nombreux papiers de Fourier.
Comment le hasard peut-il expliquer à lui seul une telle succession d’injustices? Pour Évariste, l’affaire est entendue: les puissants lui en veulent; il le leur rendra. Les événements troublés qui suivent la révolution de juillet 1830 lui en donneront l’occasion. Le 26 juillet 1830, le roi Charles X fait paraître cinq ordonnances qui déclenchent trois jours d’émeutes dans la capitale, et qui mènent Louis-Philippe au pouvoir. Les Polytechniciens, fidèles aux traditions libérales de leur école, participent aux barricades. Mais à l’École préparatoire, le directeur des études Guigniault ne l’entend pas de cette oreille. Prudent, il consigne ses élèves pour qu’ils ne prennent pas part aux combats. Galois tente de faire le mur. Il se fait prendre et reste enfermé. Le voilà donc privé de son combat contre la Restauration. Il en gardera contre Guigniault et contre l’École, redevenue depuis École normale supérieure, une rancune amère.
Les idées républicaines de Galois se précisent. Et le maudit devient un rebelle. Il s’inscrit à la Société des Amis du peuple, s’engage dans l’artillerie de la Garde nationale, dont deux batteries sont composées de Républicains. Il demande un uniforme pour les élèves de l’École normale, pour imiter les Polytechniciens. Guigniault refuse. Il réclame un entraînement militaire et des exercices armés. Nouveau refus. Entre-temps, le nouveau règlement de l’École a porté la scolarité à trois ans au lieu de deux. Insupportable pour Galois, qui désespère de quitter un lieu qu’il a pris en horreur. En novembre, face à l’attitude exécrable de son élève, Guigniault lui inflige une « consigne indéfinie ».
Excédé, le jeune révolté fait paraître le 5 décembre 1830, dans la Gazette des Écoles, réputée pour sa virulence, une lettre au vitriol. Décrivant comment les élèves de l’École préparatoire furent consignés durant les journées de juillet, Galois dénonce le conservatisme de son directeur, ses idées « les plus étroites« , et agrémente le tout d’amabilités du même acabit. La lettre est signée « Un élève de l’École normale ». Mais Guigniault, après une rapide enquête, a une idée précise sur l’identité du coupable. Défendu mollement par ses camarades, Galois est exclu de l’École. À 19 ans, le voilà définitivement au ban de la bonne société. La politique lui servira désormais d’exutoire. Quant aux bonnes manières, il les oublie: se rendant régulièrement aux séances de l’Académie, il insulte à l’occasion les orateurs.
Ces déboires n’ont pas tari sa passion pour les mathématiques. Et lorsque Siméon-Denis Poisson, membre influent de l’Académie des sciences, lui propose de réécrire une nouvelle fois son manuscrit, qu’il souhaite présenter avec M. Lacroix à l’Académie, Galois saisit cette nouvelle chance d’être reconnu. Il rend un nouveau mémoire le 17 janvier 1831. Mais il lui faudra, une fois de plus, s’armer de patience. En attendant, il se jette à corps perdu dans l’agitation politique.
Politique et mathématique. L’une ne va désormais plus sans l’autre, tant Évariste se démène pour mener sa révolution sur ces deux fronts. Avec le même acharnement. Et les mêmes infortunes. Convié à un banquet de la Société des amis du peuple, il fait scandale en sortant un poignard pour lever un toast à Louis-Philippe. Ce toast lui vaut de comparaître aux assises pour incitation au régicide. Et de goûter de la prison, en attendant son procès, au quartier des prisonniers politiques de Sainte-Pélagie. Le délit est majeur: Galois risque sa tête. Il sera acquitté, son avocat ayant réussi à convaincre les jurés que ce banquet avait un caractère privé. Il est possible que ces jurés se soient aussi laissés émouvoir par la jeunesse et l’inexpérience d’Évariste. Quoi qu’il en soit, il reste dans le collimateur des autorités, qui voient en lui l’un des meneurs de la contestation républicaine.
Libéré, Galois attend toujours le rapport que Poisson lui a promis sur son mémoire, il y a de cela près de six mois. Et dont il avait rappelé le souvenir en mars aux membres de l’Académie, par une lettre aux parfums d’insolence, dans laquelle il s’inquiétait de voir ce troisième mémoire subir le même sort que les deux précédents. La réponse viendra à la séance du 11 juillet. Mais, pour Galois, c’est une douche froide. Dans son rapport, daté du 4 juillet et contresigné par Lacroix, Poisson ne voit dans le manuscrit de Galois qu’une « proposition analogue » à celle que renferme le mémoire posthume d’Abel, récompensé l’année précédente par le grand prix de l’Académie. La suite du rapport n’est pas plus favorable: « Nous avons fait tous nos efforts pour comprendre la démonstration de M. Galois, conclut le rapporteur. Ses raisonnements ne sont ni assez clairs, ni assez développés pour que nous ayons pu juger de leur exactitude et nous ne serions pas en état d’en donner une idée dans ce rapport.«
Galois, bien sûr, est furieux. Que Poisson n’ait rien compris à ses démonstrations, passe encore. Mais il ne peut souffrir qu’on l’accuse d’avoir plagié un travail publié après qu’il eut déposé son mémoire! Les convictions politiques de Poisson, ouvertement rallié à Louis-Philippe, ont-elles interféré? Peut-être. La réalité est probablement plus triviale: empêtré dans la vision algébrique de son temps, Poisson est incapable de comprendre le langage mathématique nouveau que parle Galois. D’autant que le jeune algébriste présente ses arguments sous une forme très laconique. Et qu’il commet parfois quelques erreurs.
Quelques jours plus tard, le 14 juillet 1831, Évariste Galois est arrêté une seconde fois, lors d’une manifestation organisée pour commémorer la prise de la Bastille. Il porte l’uniforme de la Garde nationale, dissoute et interdite depuis peu par Louis-Philippe. Sous son uniforme, on découvre une carabine chargée, des pistolets et son célèbre poignard.
Il retrouve aussitôt le chemin de Sainte-Pélagie. Lui qui était destiné à développer l’algèbre dans le confort des salons, se retrouve à fêter ses 20 ans dans la crasse d’une cellule, en compagnie de prisonniers politiques et de droit commun. Il comparaît le 23 octobre, avec un ami, Duchâtelet, devant le tribunal correctionnel de la Seine pour « port illégal d’uniforme militaire » et « port d’armes prohibées ». Duchâtelet écope de trois mois de prison. Galois en prend six. Et les semaines de détention préventives ne sont pas prises en compte. « Ne se livrant à aucune pensée qui puisse le distraire, s’inquiète sa soeur qui lui rend visite, il a pris un caractère sombre qui le fait vieillir avant le temps. Ses yeux sont creux comme s’il avait cinquante ans!«
Galois, pourtant, ne reste pas inactif. Il travaille sans relâche à peaufiner sa théorie. L’Académie n’a pas voulu de ses travaux? Très bien: il les imprimera seul, dans un recueil qu’il intitule « Deux mémoires d’analyse pure, par Évariste Galois« . En guise de préface, il règle ses comptes: « (…) Si j’avais à adresser quelque chose aux grands de ce monde ou aux grands de la science (…), je jure que ce ne seraient point des remerciements. Je dois aux uns de faire paraître si tard le premier des deux mémoires, aux autres d’avoir écrit le tout en prison, séjour que l’on a tort de considérer comme un lieu de recueillement (…). Tout concourt (…) et contribue à me faire penser que dans le monde savant l’ouvrage que je soumets au public sera reçu avec le sourire de la compassion (…) J’aurai surtout à supporter le rire fou de MM. les examinateurs des candidats à l’École polytechnique, que je m’étonne en passant de ne point voir occuper chacun un fauteuil à l’Académie des sciences, car leur place n’est certainement pas dans la postérité, et qui, ayant tendance à monopoliser l’impression des livres de mathématiques, n’apprendront pas sans en être formalisés qu’un jeune homme, deux fois mis au rebut par eux, a aussi la prétention d’écrire, non des livres didactiques, il est vrai, mais des livres de doctrine. Tout ce qui précède, je l’ai dit pour prouver que c’est sciemment que je m’expose à la risée des sots. » Car Galois sait que sa conception de l’algèbre est révolutionnaire. Et qu’elle a donc toutes les chances de rester incomprise. « Ici on fait de l’analyse de l’analyse, poursuit-il. Ici, les calculs les plus élevés exécutés jusqu’à présent sont considérés comme des cas particuliers, qu’il a été utile, indispensable de traiter, mais qu’il serait funeste de ne pas abandonner pour des recherches plus larges.«
Au printemps 1832, le choléra est aux portes de Paris. les prisonniers qui en font la demande sont transférés dans des maisons de santé sous surveillance policière. Pour Galois, ce sera la maison de santé du docteur Faultrier, rue de Lourcine (aujourd’hui rue Broca), où il reste prisonnier sur parole. Et c’est auprès de ce docteur que Galois va rencontrer celle qui, selon toute vraisemblance, causera sa perte. Évariste s’éprend de la nièce d’un des médecins, Stéphanie Poterin du Motel. C’est sa première histoire d’amour. Ce sera la dernière. Que s’est-il passé entre eux? Mystère. Toujours est-il qu’elle lui écrit de cesser de l’importuner. Premier chagrin d’amour.
Galois, « désenchanté de tout » comme il l’écrit à son ami Auguste Chevalier, s’enivre désormais « par la fange putréfiée d’un monde pourri qui [lui] souille le coeur, la tête et les mains. » Quelques jours après, il est provoqué en duel. Par qui? Pour quoi? « Une infâme coquette » en serait la cause, livre-t-il la veille du combat. Une coquette qui aurait abusé de « deux dupes« . Son adversaire serait un « patriote« , c’est-à-dire un militant républicain. Peut-être un ami. Certains évoquent son ancien compagnon de cellule, Duchâtelet. Le duel se fait au pistolet. Mais, en raison de la fraternité d’arme qui a réuni autrefois les deux hommes, ils refusent que l’un d’eux soit directement responsable de la mort de l’autre. Ils s’en remettront donc au hasard: un seul pistolet sera chargé.
Les dés étaient-ils pipés? La police, qui souhaitait depuis longtemps se débarrasser de Galois, s’est-elle arrangée pour que, d’un bref signe du directeur du combat, son adversaire récupère le pistolet chargé? Les brumes qui planent encore sur les circonstances du duel, un jour peut-être, s’éclairciront. Mais cela n’en changera pas l’issue: à 25 pas d’Évariste, son adversaire tire. Galois s’écroule. Il n’avait que vingt ans.
Ludwig Boltzmann, le génie qui s’est trompé d’époque
« Je sais combien, quand on est isolé, on demeure impuissant à lutter contre les courants de son temps. » Ludwig Boltzmann, lorsqu’il rédige en 1898 la préface de son traité sur la théorie cinétique des gaz, n’a plus guère d’illusion. À 54 ans, le physicien autrichien se prépare avec amertume à voir l’oeuvre d’une vie sombrer, à peine achevée, dans l’oubli. Victime, écrit-il, « de l’hostilité générale contre laquelle elle est actuellement en butte« .
Lui qui rêvait d’amener la physique théorique vers des sommets jamais atteints, exprime désormais, dans cette même préface, des ambitions plus modestes: « Contribuer, dans la mesure de mes forces, à ce qu’il ne reste pas trop de choses à redécouvrir quand un retour sera fait sur théorie des gaz. » Mais peut-on espérer mieux, quand personne ne semble comprendre ses idées? Huit ans plus tard, le 5 septembre 1906, Boltzmann en pleine dépression met fin à ses jours, durant un congé d’été qu’il passait à Duino, près de Trieste (aujourd’hui en Italie).
Destin tout aussi cruel qu’inattendu, tant rien ne semblait conduire un tel personnage vers une fin aussi tragique. Car Boltzmann n’a rien de l’obscur scientifique, ruminant toute une vie l’injustice d’un génie resté dans l’ombre. Bien au contraire. Reconnu très tôt par ses pairs comme un physicien de tout premier ordre, l’homme a pignon sur rue et côtoie les plus grands, tels Kirchhoff, Helmholtz ou encore Ostwald qui était son ami autant que son adversaire idéologique. Les universités de Vienne, Graz, Berlin, Leipzig et Munich réclament tour à tour son enseignement, l’amenant à de fréquents déménagements. Au point que l’empereur autrichien François-Joseph, inquiet de voir l’Autriche perdre un si grand talent, lui fera promettre en 1902 de ne plus quitter l’Empire. Ce dont il s’acquittera volontiers.
Les raisons d’un tel succès? D’abord une parfaite maîtrise de la physique de son siècle. Boltzmann règne en maître sur la mécanique analytique, sa discipline favorite, que les travaux de savants illustres tels Lagrange, Poisson ou Hamilton avaient amenée à une pleine maturité. Mais il domine aussi l’électromagnétisme, qu’il a découvert à travers les travaux de Maxwell, dont il s’est fait l’interprète en Europe germanophone. Parmi ses contributions majeures, Boltzmann applique la mécanique à la théorie de la chaleur, qu’il interprète comme un mouvement interne des atomes. Mais son trait de génie sera de marier cette mécanique au calcul des probabilités pour fonder une nouvelle discipline, la mécanique statistique, permettant de prévoir les propriétés globales d’un système composé d’un grand nombre de particules. Une science sans laquelle aucune physique des solides n’aurait été possible. Impressionné par les capacités de son ami, Ostwald le décrit comme « l’homme supérieur à nous tous dans sa science, tant en intelligence qu’en clarté« .
Abondance de talents ne pouvant nuire, Ludwig Boltzmann sait, en outre, se faire aimer comme professeur. On vient d’Angleterre, des États-Unis, voire du Japon pour profiter de son enseignement, à la fois clair et vivant, qu’il agrémente d’anecdotes de son cru. Orateur habile autant que passionné, Boltzmann est reconnu comme l’archétype du professeur brillant. Et son succès auprès des étudiants est tel qu’ils sont près de six cents à s’entasser dans l’amphithéâtre, lors de la leçon inaugurale de philosophie naturelle qu’il donne en 1903. Six cents personnes, venues écouter un homme jovial, plein d’humour et de fantaisie. Un homme qui aime s’entourer d’amis et que Lise Meitner décrit tout en gentillesse, pétri d’idéaux et de révérence pour les mystères des lois de la matière.
Derrière cette façade enjouée, pourtant, se cache un caractère fragile. Un esprit sensible, prompt à se sentir blessé. Et profondément chagriné lorsqu’il lui arrive d’avoir tort. Un esprit « foncièrement malheureux« , selon Franz Exner, un jeune confrère de l’université de Vienne. L’enthousiasme apparent de Boltzmann s’accompagne, en effet, de fréquentes dépressions, durant lesquelles il se réfugie dans de longs silences. Ostwald, de son côté, remarque, à Leipzig, la profonde angoisse qui ronge Ludwig avant ses cours.
Côté pile, un joyeux compagnon; côté face, un esprit tourmenté. Avec humour, Boltzmann explique ces brusques revirements, de la joie au désespoir, par le hasard du calendrier, qui voulut qu’il naisse dans la nuit reliant Mardi gras au mercredi des Cendres, au milieu du vacarme finissant d’une maison qui servait, pour l’occasion, de dancing. À cette fragilité psychologique s’ajoutent d’intenses crises d’asthme qui le font souffrir et le surmenage de ses longues journées de travail. Faut-il voir dans cette fragilité les raisons de son destin tragique?
C’est oublier l’isolement progressif dans lequel Boltzmann, malgré son immense réputation, s’est laissé peu à peu enfermer. Son tort? Croire en la réalité des atomes, comme d’autres ont pu croire, quelques siècles auparavant, en la rotation de la Terre. Obstiné, Boltzmann défendra toute sa vie cette vision atomiste de la matière, à une époque où l’existence de ces particules élémentaires est contestée par les plus grands physiciens. Car, si les atomes ont trouvé leur place, en chimie, depuis les travaux de Dalton et la table périodique des éléments de Mendeleiev, ils restent, en revanche, indésirables dans la plupart des facultés de physique de la fin du XIXe siècle. Rejetées à Prague et à Vienne par Ernst Mach, les théories atomistes le sont à Leipzig par Wilhelm Ostwald. Or, reconnaît alors le jeune physicien allemand Planck, « contre l’autorité de gens comme Ostwald, Helm et Mach, il n’y avait pas grand-chose de possible« .
Seule l’Angleterre, où le goût des modèles mécanistes reste vivace, leur accorde quelque intérêt. Sur le continent, et particulièrement en Allemagne, c’est un autre courant qui s’impose, qui prétend rompre une bonne fois pour toutes avec l’ancienne mécanique. « Très récemment, écrit Boltzmann en 1896, des chercheurs ont cru (…) qu’ils pouvaient formuler les théorèmes fondamentaux d’une façon plus simple. Comme à la fin ils en sont venus au résultat que l’énergie est la « chose » réelle de l’existence, ils se sont appelés énergétistes.«
Que reprochent ces énergétistes aux atomes de Boltzmann? De n’être que des images inventées de toutes pièces. Un échafaudage à la fois inutile et nuisible. L’antagonisme, pourtant, est plus profond: à travers les joutes – verbales ou écrites – auxquelles se livrent les deux camps sur la réalité des atomes, ce sont deux conceptions différentes de la physique qui s’affrontent. D’un côté, Boltzmann, le classique, reste attaché aux explications mécanistes. Dans le sillage des grands physiciens qui l’ont précédé, comme Laplace, il explique les phénomènes observés en construisant des modèles composés d’éléments en interactions, tels les rouages d’une machine. La pression d’un gaz devient le choc des molécules sur la paroi, la température une agitation chaotique des atomes du solide. En clair, Boltzmann construit des images capables d’expliquer ce que l’expérimentateur observe. Une démarche naturelle, mais que combattent avec virulence les phénoménologistes, dont les thèses, en science, s’imposent avec l’énergétique dans toute l’Europe. Ces phénoménologistes entendent débarrasser la physique de toute hypothèse sur la composition véritable de la matière, éliminer tous ces rouages invisibles pour ne s’en tenir qu’à ce qui est observé. La physique, dépolluée de ses représentations imaginaires, devient une simple manipulation d’équations, choisies parce qu’elles semblent correspondre au mieux aux résultats expérimentaux. Quant à savoir ce qu’elles expriment…
La polémique, amicale mais dure, entre atomistes et énergétistes, commence d’abord avec les problèmes de mécanique, puis de thermodynamique. Mais, rapidement, l’école énergétiste triomphe dans presque tous les pays et en particulier en Allemagne. Boltzmann se retrouve alors seul, en Europe, à soutenir une conception atomiste de la matière, qu’il développe dans sa célèbre Théorie cinétique des gaz. Une théorie dont, selon les mots de Boltzmann, les énergétistes avaient « juré la mort ». « Je puis dire en vérité, écrit Boltzmann à Munich en 1899, que je suis demeuré le seul parmi ceux qui embrassaient en toute ferveur les théories anciennes, du moins suis-je le seul à combattre encore en leur faveur, dans la mesure de mes moyens« . Dernier rempart des classiques contre ces « barbares » modernes, Ludwig Boltzmann se sent investi d’une mission: « Contribuer, dans toute la mesure de mes forces, à une extension aussi claire et logique que possible des résultats de la théorie classique. Je suis convaincu du fait que celle-ci recèle encore de nombreuses richesses utilisables pour l’avenir, et de la nécessité d’éviter d’avoir à les redécouvrir, comme cela s’est déjà produit dans le domaine de la science. Je me présente par suite comme un réactionnaire, un retardataire qui exalte le passé devant devant les nouveautés; mais je ne pense pas être aveugle devant les avantages du neuf. Et je sais, comme tout le monde, que les choses m’apparaissent subjectivement colorées par mes propres lunettes. »
Deux ans auparavant, à la fin d’un article rédigé en 1897, son combat prenait déjà des allures galiléennes: « Je pense que je peux encore dire sans danger des molécules: et pourtant elles bougent! » Car Boltzmann n’en démord pas: l’atomisme a déjà démontré son incroyable fécondité. Parmi ses succès, il n’est que de citer la théorie de la chaleur de Bernouilli et Rumford, la description mécanique de la chimie, la cristallograpĥie, l’électrolyse… Autant de succès qui « ne peuvent en aucune façon être obtenus par la phénoménologie ou l’énergétique« , remarque-t-il.
Hélas! Pour son malheur, l’obstiné mène bataille à une époque où les théories moléculaires, pour un temps, semblent ne plus apporter de résultats nouveaux. Et sa position n’en est que plus inconfortable. Aussi ne se fait-il guère d’illusion: la théorie atomiste disparaîtra avec lui. Aloïs Höfler, un ami personnel autant qu’adversaire philosophique, écrira à son sujet en 1906: « Les ennemis de l’atomisme traditionnel, menés par Ernst Mach, aimaient l’appeler le « dernier pilier » de cette structure mentale audacieuse. Certains ont même attribué ses symptômes de mélancolie, qui revinrent pendant des années, au fait qu’il voyait cette structure vaciller et qu’il ne pouvait en aucune façon l’empêcher, malgré son habileté mathématique. » D’autres, comme Flamm, verront dans la décision de Boltzmann de quitter Vienne en 1900, et Leipzig en 1902, la conséquence de sa vive opposition à Mach puis à Ostwald.
Dernier représentant en Europe germanique d’une physique passée de mode, Boltzmann se réfugie durant ses dernières années dans la philosophie. Ironie de l’histoire, il succède en 1903 à Ernst Mach, son adversaire philosophique, qui doit interrompre son enseignement à l’université de Vienne pour des raisons de santé. Chaque semaine, Boltzmann donne un cours de trois heures, intitulé « Méthodes et théorie générale des sciences naturelles ». Un cours durant lequel il continue son combat contre la phénoménologie, se faisant à l’occasion l’avocat d’un mécanisme universel. « L’observation la plus superficielle, explique-t-il en 1904 lors d’un congrès à Saint-Louis, montre que les lois mécaniques ne sont pas limitées à la nature inanimée. L’oeil est jusqu’au moindre détail une chambre noire optique, le coeur une pompe, la musculature un système de leviers qui n’est compréhensible que du point de vue de la mécanique pure et qui résout par les moyens les plus simples les problèmes en apparence les plus compliqués. » Même le darwinisme, auquel il est entièrement acquis, lui apparaît comme relevant d’une théorie mécanique. Mais Boltzmann ne trouvera pas plus d’écho dans son soutien de l’évolutionnisme qu’il n’en trouva dans sa défense des théories atomistes, ni même dans ses convictions politiques, républicaines alors que règne l’Empire.
Aveuglé par son isolement, Boltzmann semble ne pas percevoir les quelques lueurs qui laissent entrevoir la fin du tunnel et une victoire future de l’atomisme. D’abord la découverte de l’électron par Thomson, puis celle de la radioactivité en 1898 par Becquerel et par les époux Curie, celle des quanta de Planck deux ans plus tard, ou encore la théorie einsteinienne du mouvement brownien. Boltzmann qui, en 1890, avait écrit que la théorie était le contenu de sa vie entière et que, pour la glorifier, il n’était pas de sacrifice trop grand, choisit le sacrifice suprême: celui de sa propre vie. Il meurt, selon les mots de Flamm, « martyr de ses idées« .
Sur sa tombe de marbre blanc, au cimetière central de vienne, une courte épitaphe, S = k log W, rappelle au promeneur ce que la physique lui doit. Hommage discret à un homme qui reste considéré, aujourd’hui, comme l’un des plus grands théoriciens du XIXe siècle. Et dont le seul tort aura été, en fin de compte, de s’être trompé d’époque.
Destins électriques
Lorsque Christian Oersted observe la déviation d’une aiguille de boussole sous un fil parcouru par un courant électrique, le physicien danois ouvre la voie à une refonte complète de l’électricité et du magnétisme. Comment l’un influe sur l’autre, et inversement? Les travaux s’enchaînent dans toute l’Europe, mêlant de grands noms comme le Français Ampère ou l’Anglais Faraday. Jusqu’à ce que Maxwell, l’Écossais, les réunisse dans un jeu de quatre équations d’une extrême élégance. Quatre équations pour exprimer la théorie du champ électromagnétique, qui constitue l’une des plus belles cathédrales de la physique classique.
- Par Emmanuel Monnier
Les déviations inattendues de Christian Oersted
Intrigués, les étudiants se pressent autour de la petite pile à auges. Leur professeur Hans Christian Oersted s’agite. Il réclame un fil de platine, le plus fin possible! qu’il relie avec précaution aux deux bornes de sa pile. En dessous, il dispose une petite boîte, recouverte d’une plaque de verre. Elle contient une aiguille aimantée, suspendue comme une boussole. La pièce est un peu sombre: les journées sont encore courtes en ce début de printemps 1820. Dehors, la nuit va bientôt tomber sur l’université de Copenhague.
Ces étudiants sont perplexes. Pourquoi cette soudaine excitation de leur professeur? Le thème de ce soir – l’Effet du conflit électrique sur l’aiguille aimantée – n’a pourtant rien de très « électrisant ». Et ce n’est certes pas l’affolement des boussoles lors des orages, qu’Oersted évoquait à l’instant, qui a pu le mettre dans cet état.
Il est vrai que ces désagréments ont coûté à de nombreux marins de cruelles mésaventures: les récits abondent de bateaux ayant navigué à contresens après que leur boussole, sous l’effet de la foudre, eut perdu le nord et pivoté vers le sud. Une forte décharge électrique pouvait-elle, comme la foudre, perturber une aiguille aimantée dans son voisinage? C’est la question qu’Oersted vient de poser, avant d’interrompre brutalement son cours. Une question qui reste pour l’heure sans réponse. Mais le professeur n’a jamais fait mystère de ses propres convictions: oui, l’aiguille doit être affectée par la décharge. Et joignant les actes à la parole, il s’est mis en tête de le prouver dès à présent.
Le moment paraît bien mal approprié; Oersted en a conscience. Il aurait préférer réaliser cette expérience délicate ce matin, comme prévu, dans la quiétude de son laboratoire. Son matériel était presque prêt. Sans un stupide contretemps de dernière minute, il aurait pu mener son projet à terme… Qu’est-ce qui a pu le décider de tenter, au beau milieu d’un cours, une expérience que personne n’a encore réalisée? Lui-même ne saurait le dire. Sans doute l’intuition tenace qu’elle allait réussir. Et apporter des résultats inédits.
Le principe en est fort simple: en se déchargeant dans le fil de platine, la pile doit l’amener à incandescence. On verra bien alors si la forte intensité électrique qui parcourt ce fil a une quelconque influence sur l’aiguille aimantée située juste en dessous. Oersted essaie une première fois en disposant le fil de platine perpendiculairement à l’aiguille: aucun effet. Devant ses étudiants dépités, il fait alors une nouvelle tentative. Mais l’idée lui vient de placer, cette fois-ci, le fil parallèlement à l’aiguille. Idée absurde, choquante même: comment une quelconque force dirigée du fil vers l’aiguille pourrait-elle faire bouger celle-ci si les directions sont parallèles? Autant essayer d’ouvrir une porte en tirant, non vers soi, mais vers la charnière. Pourtant, l’effet est immédiat: l’aiguille pivote bel et bien. De façon très faible, certes. À peine perceptible. Il n’empêche, le mouvement est incontestable. Oersted jubile.
Guère impressionnés, les étudiants manifestent en revanche leur déception. Tant d’excitation pour un si petit mouvement! Et si irrégulier, de surcroît, qu’on ne peut en tirer la moindre loi. Les sots… maugrée Oersted qui s’attendait à plus d’enthousiasme. Car le professeur comprend, lui, qu’il tient peut-être là un résultat capital: il vient de montrer qu’une action électrique peut se propager hors du conducteur, traverser une plaque de verre et interagir avec une aiguille aimantée. Bref, qu’un fil de platine parcouru par un courant intense agit sur un aimant comme le ferait un autre aimant.
Électricité et magnétisme seraient-ils donc intimement liés? Oersted sait que la question est ancienne. Elle divise depuis près d’un siècle le monde savant. Que ces deux phénomènes présentent de troublantes similitudes n’a échappé à personne: n’est-ce pas par un même jeu d’attractions et de répulsions que leurs effets se manifestent? Et nombreux ont été les physiciens à remarquer, dès le début du XVIIIe siècle que la foudre – dont la nature électrique ne fait désormais aucun doute – peut non seulement inverser les pôles d’une boussole ou la désaimanter, mais qu’elle aimante aussi parfois, de façon provisoire, des outils métalliques. N’y a-t-il pas là une raison de penser qu’électricité et magnétisme sont les deux faces d’une même interaction?
Peut-être. Mais ce monde savant, bien avant Oersted, a tranché: le magnétisme provoqué par la foudre ne pouvait être qu’un magnétisme accidentel. La véritable cause du phénomène d’aimantation restant l’influence du globe terrestre, assimilé à un gigantesque aimant. D’ailleurs, les expériences qui ont été tentées pour simuler l’action magnétique de cette foudre se sont soldées par de mémorables fiascos: en envoyant des décharges électriques le long d’aiguilles en acier, on a bien constaté des effets thermiques (l’aiguille s’échauffait), des effets mécaniques (sous forme de chocs). Mais point d’effet magnétique.
En France, Ampère est convaincu, dès 1802, qu’il parviendra à démontrer que les phénomènes électriques et magnétiques sont dus à deux fluides différents, agissant indépendamment l’un de l’autre. Quant à Thomas Young, de l’autre côté de la Manche, n’a-t-il pas écrit en 1807 dans ses Leçons de philosophie naturelle qu' »il n’y a aucune raison d’imaginer une quelconque connexion immédiate entre le magnétisme et l’électricité« .
Plus près du Danemark, en Allemagne, Aepinus avait déjà tenté quelques années plus tôt de faire naître électricité et magnétisme d’une cause semblable. Mais il s’était résolu à admettre, dans son oeuvre fondamentale publiée en 1759, que les fluides électriques et magnétiques ne pouvaient être que distincts. Car, sans cela, comment expliquer que le fluide électrique se laisse facilement conduire par un grand nombre de substances, et s’en échappe tout aussi aisément, alors que le fluide magnétique n’est pour sa part attiré que par le fer, et qu’il est impossible de l’en extraire? Identifier les deux fluides revenait à admettre qu’une même entité pût avoir dans la même substance des propriétés exactement opposées. Ce qui était, Oersted le reconnaît, plutôt contradictoire.
Mais Oersted sait aussi qu’une succession de résultats nouveaux fournissent, depuis le début du XIXe siècle, un peu plus d’eau au moulin des « analogistes ». Ce fut d’abord la fameuse pile que Volta présenta pour la première fois en 1800. Un assemblage révolutionnaire de disques de zinc, de cuivre et de carton mouillé, capable de produire un « courant perpétuel d’électricité ». Fruit de dix années de travail passées à reproduire les phénomènes d’électricité animale que l’anatomiste Galvani avait fait connaître en 1791. Or dans une pile voltaïque ouverte, remarque Oersted, les fluides électriques se fixent de façon permanente aux deux extrémités du conducteur, c’est-à-dire aux deux bornes de la pile. Tout comme les fluides magnétiques aux extrémités de l’aimant.
Oersted se souvient aussi que cette électricité, dite « galvanique », avait été considérée elle aussi, en son temps, comme un fluide totalement nouveau. Comme une substance certes semblable, par certains de ses effets, à l’électricité classique de frottement. Mais également très différente par beaucoup d’autres aspects. Et c’est Volta qui, au prix de grands efforts, a pu montrer que l’électricité galvanique se manifestait par un même jeu d’attractions et de répulsions, et qu’elle était en tout point identique à l’électricité « classique ».
Dès lors, l’idée était tentante de suivre le sillage de Volta. Et de montrer que le fluide magnétique, tout comme le fluide galvanique, n’était qu’une manifestation de plus du fluide électrique. C’était la voie que Ritter – un ami d’Oersted – s’était efforcé, il y a quelques années, de suivre avec obstination. Et avec aveuglement aussi.
Oersted n’a jamais oublié les premières expériences de son ami. Comme Galvani, Ritter travaillait sur des grenouilles. Il prétendait qu’un fil de fer aimanté produisait, avec un autre non aimanté, une « palpitation galvanique » de ces animaux, c’est-à-dire la contraction d’un muscle. Puis il est passé à l’étude des phénomènes chimiques, attribuant aux pôles d’un aimant des affinités chimiques différentes, analogues à celles de la pile. Ritter avait en tête de construire des « batteries d’aimants ». Et employait pour cela 120 fils de fer aimantés, séparés l’un de l’autre par une goutte d’eau… Ce fut un échec magistral.
Inversement, il crut mettre en évidence l’existence de pôles électriques du globe terrestre, distincts des pôles magnétiques. Il évoqua la présence d’un méridien électrique, lui aussi distinct du méridien magnétique. Le foisonnement de ses découvertes semblait ne jamais devoir prendre fin. Mais Oersted s’est vite rendu compte que les analogies de son ami étaient imaginaires. Pourtant, il en a fait état en 1812, dans son grand ouvrage, écrit en Allemand, Ansicht der chemischen Naturgesetze. Un livre qui, au départ, devait traiter de l’identité des forces électriques et chimiques. Mais Oersted, au fil de l’écriture, s’est laissé quelque peu emporter par son inspiration. Et il a fini par y présenter une théorie générale de la nature, essayant d’établir que la chaleur, la lumière, le magnétisme, les forces chimiques et électriques étaient produits par les mêmes forces fondamentales.
Cette conviction, Oersted le philosophe la doit à son profond attachement à l’école romantique allemande de la « Naturphilosophie ». Un courant de pensée très influent en ce début de XIXe siècle dans les pays germaniques, et qui s’appuie sur le sentiment d’une profonde unité de la Nature. Car depuis ses débuts, Oersted ne cesse de le dire et de l’écrire: la diversité des phénomènes physiques n’est qu’apparente. Une recherche approfondie finira par poser les bases d’une physique nouvelle qui inclura la totalité de l’Univers dans un système unique. Comment ne pas voir, dans l’interaction qu’il vient de constater ce soir, entre la pile galvanique et l’aiguille aimantée, les prémices d’une telle entreprise?
Cette surprenante interaction rendra sans nul doute plus bavard tous ceux qui, après 1812, avaient cru bon accueillir par un silence poli les « Remarques sur le magnétisme » qu’il avait incluses dans son livre. Un silence qui tranchait avec le succès que le reste de l’ouvrage avait rencontré, particulièrement en Allemagne. Mais sans doute la traduction française de ce chapitre, massacré en 1813 par Marcel de Serres, y était-elle pour quelque chose. Car elle avait rendu sa pensée totalement incompréhensible aux lecteurs français.
Il n’empêche. Oersted a toujours su que les objections contre sa conception du magnétisme ne manquent pas. D’abord, aucun physicien n’a réussi à reproduire les expériences de Ritter sur lesquelles il s’est appuyé dans son livre. Une critique qu’Oersted, dans un premier temps, a préféré ne pas relever. Il y avait, par contre, une objection plus gênante, capable de saper sa théorie dans ses fondements mêmes. En effet, si le magnétisme est un phénomène électrique, comment expliquer qu’au voisinage d’un corps électrisé par frottements, une aiguille aimantée se comporte comme n’importe quelle autre aiguille non aimantée: elle s’électrise par influence et se tourne vers le corps électrisé. Pourquoi l’aimantation ne joue-t-elle aucun rôle dans ce cas précis? La question a longtemps embarrassé Oersted.
Heureusement, la pile électrique de Volta lui a permis une fois de plus de se tirer d’affaire. La nature électrique de la pile ne fait aucun doute. Et pourtant, une pile ne change pas, elle non plus, de comportement lorsqu’on la place au voisinage d’un corps électrisé par frottement. « On peut changer la tension d’une pile électrique en approchant un tuyau de verre frotté et néanmoins l’action chimique n’est nullement différente« , observa-t-il.
Comment expliquer cela? Oersted y parvint, de façon un peu obscure, en considérant qu’une même force électrique peut s’exprimer sous différentes formes, selon que l’électricité est présente dans la matière sous une forme plus ou moins « latente ». Quand les forces électriques agissent sous des « formes d’activité » semblables, elles peuvent se « troubler » mutuellement. Un corps électrisé par frottement agira donc sur la tension de la pile. Ou encore sur un aimant en tant que matière contenant une certaine quantité de « fluide électrique ». En revanche, quand les forces agissent sous des formes d’activités différentes, elles se croisent sans se troubler. Le bâton de verre frotté n’agira donc pas sur la « chaîne galvanique active » de la pile, c’est-à-dire sur le circuit parcouru par un courant, car il s’agit pour Oersted d’une forme d’électricité plus latente. Ni sur la répartition intérieure du fluide électrique, à l’origine du magnétisme, qu’Oersted considère comme la forme d’électricité la plus latente de toutes. C’est un peu alambiqué, mais la théorie est sauve.
Reste qu’Oersted a raisonné en prenant comme point de départ l’hypothèse de ses adversaires: que le corps électrisé par frottements n’a pas plus d’influence sur un aimant que sur n’importe quel autre corps. Hypothèse des plus raisonnables, mais qui, en 1812, ne se basait sur aucune expérience précise. La preuve, en fin de compte, n’en était donc pas encore faite. C’est pourquoi Oersted concluait son chapitre sur le magnétisme par ce voeu: qu’il soit un jour possible d’obtenir un effet électrique sur un aimant en tant qu’aimant, c’est-à-dire d’obtenir un effet différent que celui que l’on observerait sur un corps quelconque non aimanté. « L’expérience ne serait pas sans difficulté, ajouta-t-il cependant, car l’électricité agirait sur le corps magnétique comme sur le non magnétique. Mais peut-être serait-il quand même possible d’obtenir quelques renseignements là-dessus par la comparaison entre aiguilles magnétiques et non magnétiques. »
Lorsqu’il écrivait ces lignes, Oersted était en voyage. Il ne put donc pas entreprendre aisément de telles expériences. De plus, il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il devait s’y prendre. Si ce n’était – déjà – l’impression que la décharge d’une grande batterie pourrait lui être utile, mais dont il n’espérait a priori qu’un effet magnétique très faible. L’idée lui était ensuite plus ou moins sortie de la tête. Jusqu’à ce printemps 1820 où, près de huit ans plus tard, son intuition apporte enfin sa première moisson de résultats expérimentaux.
Oersted, quittant l’amphithéâtre, reste lucide: l’effet qu’il vient d’observer avec ses étudiants a beau être indiscutable, il reste encore confus. Et l’enthousiasme irraisonné qui fut autrefois celui de Ritter a conduit son ami aux excès que l’on sait. Il ne tient pas à recommencer les mêmes erreurs. Durant trois mois, Oersted vaque à d’autres occupations. Il ne reprend ses recherches qu’au mois de juillet, avec un appareil galvanique plus puissant, composé de récipients de cuivre, de plaques de zinc et d’acier dilué. Mais avec, cette fois, la ferme intention de mener le travail jusqu’à son terme. Deux de ses amis l’assistent et lui servent, par la même occasion, de témoin: le directeur de la navigation Wleugel et le conseiller Esmarch.
Le principe de l’expérience reste le même. Notamment l’idée de porter un fil conducteur de platine à incandescence. Pourquoi? Parce qu’Oersted n’a jamais considéré la transmission de l’électricité à travers un conducteur comme un courant uniforme. Il imagine plutôt un mécanisme de propagation de proche en proche. « Une succession d’interruptions et de rétablissements de l’équilibre », qui révèle un état de conflit continuel de la force électrique. Ainsi, pour transmettre une certaine quantité d’électricité au travers d’un conducteur, on applique d’abord cette électricité à l’une de ses extrémités. Admettons que cette électricité soit positive. Elle agit avec la plus grande force sur les points du conducteur les plus voisins: elle attire vers elle l’électricité négative située en ces points, qui vient la neutraliser. Mais inversement, elle repousse l’électricité positive qui part s’accumuler un peu plus loin. L’électricité repoussée va recommencer le même processus un peu en avant. Et de proche en proche, l’électricité positive finit par atteindre l’extrémité opposée du conducteur.
Dès 1812, Oersted imagine que dans certaines conditions, ce « conflit » qui se propage peut se manifester autrement que sous la forme électrique: il peut rayonner dans l’espace environnant. Car, tout comme Euler, Oersted conçoit l’espace vide comme rempli d’une substance – l’éther – composée des deux électricités en équilibre. L’électricité en conflit décompose, autour du conducteur, les molécules d’éther, qui entre donc à son tour en conflit. Ses molécules se décomposent et se recomposent, de façon extrêmement rapide, constituant ainsi le rayonnement de chaleur ou de lumière que l’on observe lorsqu’un conducteur est parcouru par un courant.
Ce processus, estime Oersted, n’est pas systématique: un conducteur peut transmettre une certaine quantité d’électricité sans que le conflit qui le traverse ne déborde dans l’éther environnant. Il ne rayonne que lorsque la quantité d’électricité à transmettre dépasse un seuil. Il peut alors se propager jusqu’à l’aiguille aimantée. L’incandescence garantit que ce seuil est bien dépassé.
En confirmation de sa théorie, Oersted obtient tout de suite une forte déviation de l’aiguille aimantée. Mais après différents essais, il découvre que cette incandescence du fil n’est pas indispensable. « Un fil métallique assez épais, écrit-il dans ses notes de laboratoire, de composition inconnue, ne devenait pas incandescent, mais placé soit verticalement, soit horizontalement dans le méricien magnétique, produisait les mêmes effets que les fils de platine dans les mêmes positions.«
Il continue ses expériences durant plusieurs jours, essaie toutes les configurations possibles du fil conducteur et de l’aiguille aimantée. Plaçant d’abord le fil parallèlement au-dessus de l’aiguille, il constate que le pôle Nord de l’aiguille dévie vers l’ouest. Lorsqu’il inverse les pôles de la pile, l’aiguille dévie cette fois vers l’est. Ensuite, Oersted déplace le fil aussi bien vers l’est que vers l’ouest, et observe la même action, bien qu’un peu plus faible. « L’effet observé, griffonne-t-il, ne peut pas être attribué à une attraction, parce que si la déviation de l’aiguille dépendait d’attractions ou de répulsions, le même pôle se déplacerait vers le fil qu’il soit du côté est ou du côté ouest. »
Oersted remarque également qu’une « même portion de fil dirige le pôle magnétique vers l’est quand il est placé au-dessus de lui et le dirige vers l’ouest quand il est placé sous lui« . Signe, selon lui, que cette interaction ne se fait pas dans l’alignement du fil et de l’aiguille, mais qu’elle décrit… une spirale.
Le travail est fastidieux, car les effets électromagnétiques ont une intensité comparable à l’action magnétique de la Terre. Il doit donc à chaque fois retrancher mentalement les effets du globe terrestre. Au bout de quelques jours, Oersted finit pourtant par en tirer une loi fondamentale: non seulement un courant électrique a bien un effet magnétique, mais cet effet a un mouvement circulaire autour du conducteur. Un résultat des plus inattendus, tant les physiciens ont pris l’habitude, depuis Newton, de forces s’exerçant dans l’alignement des corps en présence. Que ce soit pour la pomme qui s’écrase au sol (la chute se fait bien selon la verticale), ou pour l’attraction des charges électriques entre elles, mesurées trente ans plus tôt par Coulomb.
Par peur que d’autres s’attribuent cette découverte, Oersted se hâte de la publier. Il envoie une courte description de quatre pages, rédigées en latin, aux philosophes les plus distingués d’Europe, dans laquelle il expose ses résultats sans s’attarder sur le processus expérimental. Puis il continue, l’âme plus sereine, ces expérimentations. À la fin du mois de juillet, il comprend que « la quantité d’électricité » joue un rôle essentiel dans le phénomène étudié. Il remarque aussi qu’un circuit électrique fermé se comporte à son tour comme un aimant: un petit appareil galvanique suspendu, fermé par un fil conducteur ayant la forme d’une boucle étroite, tourne sous l’effet d’un aimant puissant. Oersted ne parvient pas, néanmoins, à réaliser « un appareil galvanique capable de s’orienter selon les pôles de la Terre« .
Le second article, qu’il envoie en septembre, est plus détaillé que le précédent: de nombreux schémas y décrivent clairement les appareils qu’il a utilisés. Il sera reçu le 29 septembre à Paris, soit 25 jours après qu’Arago, enthousiasmé par le premier article, eut annoncé la première découverte d’Oersted à l’Académie des sciences. Arago ne fut d’ailleurs pas seul à s’enflammer. Dès la fin de l’été, nombreux sont les scientifiques de talent à avoir refait, à travers toute l’Europe, les expériences du physicien danois. Parmi eux, un mathématicien de 45 ans, intéressé par la chimie théorique et passionné de philosophie. Ses travaux en physique sont encore minces: à peine quelques études, non publiées, sur les principes de l’électricité et le magnétisme. Impressionné par les résultats d’Oersted, il se lance avec frénésie dans des recherches qui feront de lui, selon Clerk Maxwell lui-même, le « Newton de l’électricité ». Son nom? André-Marie Ampère.
L’étonnant destin de Michael Faraday
Trois coups secs, martelés à sa porte, l’ont fait sursauter. L’heure est tardive; en hâte, Michael Faraday se rhabille. Par la fenêtre de sa chambre, il perçoit l’attelage qui patiente dans Weymouth Street. Un valet en est sorti, maudissant le crachin glacial des hivers londonniens. Il apporte un courrier que le jeune Faraday s’empresse d’ouvrir, intrigué par tant de façons. Son visage s’illumine: la missive est de Sir Humphry Davy, professeur influent de la Royal Institution; il souhaite le rencontrer dès demain.
Faraday, modeste relieur de livres, n’ose y croire. Lui qui, à 21 ans, vient de terminer son apprentissage, se désespérait en ce début d’année 1813 de ne jamais pouvoir poursuivre sa passion naissante pour les sciences. Car enfin, quelle prétention, lorsqu’on est ouvrier, de jouer les savants! On n’a pas manqué de le lui faire comprendre: lorsqu’il s’est résolu, quelques mois plus tôt, à solliciter auprès de Sir Joseph Banks, président de la Royal Society, une place dans une institution scientifique, l’aristocrate a pris la mouche, observant que pareille requête ne saurait mériter la moindre réponse.
Un heureux concours de circonstances lui a malgré tout permis, à la fin du mois d’octobre, de travailler quelques jours comme secrétaire particulier de Sir Davy: le grand chimiste, qui travaillait sur une substance explosive, s’était blessé à l’oeil et ne pouvait plus ni lire ni écrire. Ce fut l’occasion, pour Faraday, d’approcher le grand maître. Et de lui écrire quelques mois plus tard, pour s’enquérir d’une place définitive dans un laboratoire quelconque. Hélas, la réponse de Sir Davy, à l’époque, fut elle aussi très claire: il ne pouvait rien pour lui. De toute évidence, il a aujourd’hui changé d’avis…
Son dîner terminé, Faraday range la grosse miche de pain et se met au lit. Le sommeil, malgré la fatigue, tarde à venir. Pour calmer son excitation, il rallume une bougie et reprend les quelques notes de chimie qu’il a rédigées durant la semaine. Curieuse passion, reconnaît-il, pour un jeune homme sans éducation: à peine a-t-il reçu, durant son enfance misérable, quelques rudiments de lecture, d’écriture et d’arithmétique. Son orthographe en est restée très approximative, malgré les efforts du bon Edward Magrath qui consacre, chaque semaine, deux heures à son instruction. Mais il a tant à rattraper.
À 13 ans, à l’âge où les garçons de bonne famille étudient déjà dans de prestigieuses écoles, Michael Faraday commençait comme garçon de course chez Mr. Ribeau, libraire-relieur. Avant de devenir, l’année d’après, son apprenti. S’exerçant à coudre les pages, à les piler avec son maillet de bois, à choisir et couper les cuirs… Son avenir se lisait dans ses mains. Mais tant d’ouvrages, dans cette boutique, étaient à sa disposition. Des rayonnages entiers, qu’il pouvait sentir, ouvrir, recopier. Un savoir infini qu’il pouvait explorer à sa guise.
D’un geste de la main, Faraday repousse quelques miettes collées sur ses notes. Il se souvient du jour où, reliant un volume de l’Encyclopaedia Britannica, son attention s’est portée sur un article de James Tytler. Un texte très long sur l’étude des phénomènes électriques, illustré de nombreux dessins. Ce fut le déclic. Toute son énergie, dès lors, fut employée à l’étude de cette discipline. Tout son argent, aussi, avec lequel il put acheter quelques maigres ustensiles pour réaliser ses premières expériences. Et sa passion pour les sciences, depuis, n’a cessé de s’amplifier. Sous le regard bienveillant de Mr. Ribeau.
La providence fut bien bonne, soupire Faraday, d’avoir mis sur sa route des gens tels que son ancien maître. Ou comme John Tatum, qu’il rencontra en février 1810, et qui recevait chaque mercredi soir chez lui, au 53 Dorset Street, le petit cercle de la City Philosophical Society pour des conférences scientifiques. Comment Faraday pourrait-il oublier l’importance qu’ont eu ces rendez-vous hebdomadaires pour son éducation scientifique? Durant deux années, il s’est initié à l’électricité, au galvanisme, à l’hydrostatique, à l’optique, à la géologie, à la mécanique théorique et expérimentale, à la chimie, à l’aérologie, à l’astronomie et à la météorologie. C’est encore avec Tatum, se souvient-il, qu’il observa une pile de Volta pour la première fois.
Une dernière personne scella sa vocation: Mrs Jane Marcet, et ses Conversations sur la chimie qu’il découvrit entre le 19 février et le 2 avril 1810. En prétendant que les fluides électriques pouvaient expliquer de nombreux effets chimiques, Mrs Marcet montrait à Faraday que sa passion pour l’électricité était une clé pour comprendre le fonctionnement de l’Univers. Dès lors, le destin de Faraday sembla à jamais tracé: il serait un ardent chimiste!
Aujourd’hui, sa chambre est pleine de fioles et des cornues de fortune qui équipaient, il y a quelques mois encore, le petit laboratoire qu’il s’était aménagé à l’arrière de la librairie. Laboratoire n’est sans doute pas le terme qui convient, rectifie aussitôt Faraday, pour quelques récipients, un four et un évier. Mais avec quelle excitation il a bricolé, avec son ami Benjamin Abbott, sa première pile galvanique! Il n’empêche… Faraday reste lucide: s’il veut faire de la chimie sérieuse, il lui faut un équipement digne de ce nom, avec des balances précises et des réactifs standardisés. Mais ses yeux, à présent, se ferment. Sa pensée se brouille. Une cloche, au loin, sonne déjà les premiers coups du matin.
Au lever du jour, Faraday se rend rue Albemarle, dans les locaux de la Royal Institution. Sir Davy ne tourne guère autour du pot: son homme de main a dû quitter les lieux après une méchante querelle. La place est libre. Salaire: une guinée par semaine, plus un logement de deux pièces sous les toits de l’institution, de quoi se chauffer et quelques bougies. Faraday s’assure qu’il pourra utiliser à sa guise les appareils de l’Institution. Il est officiellement embauché, le 1er mars, comme assistant de laboratoire. Il ne décevra pas.
Faraday se plonge avec joie dans son nouveau travail. Mais aussi avec inconscience: le 9 avril, il écrit à son ami Abbott qu’il a échappé « non sans quelques blessures« , à des explosions, provoquées par les échantillons de chlorure d’azote avec lesquels Sir Davy persiste à travailler. Ne ménageant pas sa peine, il devient vite un expérimentateur réputé. Les conférenciers se le disputent pour mettre au point leurs appareils. Le 7 mai 1815, il est promu superintendant des appareils du laboratoire et de la collection minéralogique. Son salaire est augmenté à 30 shillings par semaine et il emménage dans son nouveau logement de fonction. Non sans quelques escarmouches avec l’ancien occupant, qui refusait de quitter les lieux. Un an plus tard, il publie son premier article scientifique. Et son passé de relieur n’est plus qu’un lointain souvenir.
Le 1er octobre 1820, Sir Davy fait irruption au laboratoire de la Royal Institution. Il veut voir Faraday sans tarder: à l’université de Copenhague, un physicien danois du nom d’Oersted aurait fait dévier l’aiguille d’une boussole en faisant circuler un courant électrique au-dessus d’elle. À Paris, cela fait déjà six semaines que l’on ne parle plus que de cela. Davy s’empresse de reproduire cette expérience. Utilisant une pile beaucoup plus puissante que celle d’Oersted, il croit observer que l’un des pôles de l’aiguille est fortement attiré par le fil. Et en déduit que le fil lui-même devient magnétique lors du passage de l’électricité. Mais d’autres, à Londres, ont des idées moins orthodoxes. William Wollaston, en particulier, prétend qu’il s’agit là de forces différentes d’une simple interaction newtonnienne entre le fil et les pôles magnétiques de l’aiguille. Comme Ampère, à Paris, il imagine des courants circulaires, qui se déplaceraient non pas dans l’aimant, comme le préconise Ampère, mais dans le fil: une fois le circuit fermé, le courant suivrait une spirale d’une extrémité du fil à l’autre.
Un tel courant devrait faire tourner le fil sur son axe au voisinage d’un aimant. En avril 1821, il tente l’expérience avec Davy: c’est un échec. Quant à Faraday, il est occupé par des travaux de chimie qui lui laissent peu de loisirs. Son esprit, du reste, est ailleurs : du côté d’une demoiselle, Sarah Barnard, dont il vient de tomber amoureux. Et avec qui il se marie le 12 juin. L’électromagnétisme attendra. Une lettre lui donne l’occasion de s’intéresser de plus près à cette discipline naissante. Elle vient de son ami Phillips, qui lui demande d’écrire un compte rendu historique de cette nouvelle branche des sciences pour les Annals of Philosophy. Mais pour cela, Faraday doit refaire durant l’été les principales expériences d’Oersted, d’Arago, d’Ampère et autres défricheurs, et examiner plus précisément leurs théories.
Sur les travaux d’Oersted, il ne sait trop que penser : « J’ai peu à dire sur les théories de M. Oersted, écrit-il, car je dois avouer que je ne les comprends pas vraiment. » Plus expérimentateur que théoricien, Faraday ne fait guère confiance aux résultats des autres. Ni dans ceux décrits à Copenhague, ni même dans ceux de Davy. Il décide donc de refaire lui-même les expériences réalisées un an plus tôt par Oersted.
Utilisant une puissante source galvanique, Faraday fait méticuleusement varier la position du fil autour de l’aiguille aimantée. Mais contrairement à Davy, qui raisonne en termes d’attraction de l’aiguille par le fil, il pressent rapidement une action circulaire. Comment la visualiser ? Faraday a l’idée d’immerger un aimant dans une bassine de mercure, de façon à ce que seul l’un des deux pôles dépasse du bain, et d’y plonger l’extrémité d’un fil conducteur vertical. Intuition géniale, car le fil se met à tourner autour de l’aimant. Plus qu’une idée, ces forces circulaires deviennent une réalité que chacun peut observer avec un appareil rudimentaire.
Faraday réalise l’importance de sa découverte. C’est pourquoi il s’empresse de la publier dans le numéro d’octobre 1821 du Quaterly Journal of Science. Son article – « On some new Electro-Magnetical Motions, and on the Theory of Magnetism » – le propulse au premier rang des scientifiques européens. Joli coup pour un modeste expérimentateur. À Londres, sa découverte fait également grand bruit. Mais la symphonie de louanges tourne rapidement à la cacophonie. La rumeur se répand qu’il a volé l’idée. Wollaston n’a-t-il pas évoqué, quelques mois plus tôt, la possibilité de faire tourner un fil autour de son axe sous l’influence d’un aimant ? Or, Wollaston est un homme puissant et respecté. Son honneur ne saurait souffrir du plagiat d’un laborantin.
De fait, avant de publier ses résultats, Faraday s’est bien rendu au domicile de Wollaston pour lui demander s’il pouvait faire référence à ses résultats. Mais il trouva porte close, le docteur Wollaston ayant quitté la ville. Pressé de publier, et considérant qu’il ne pouvait pas faire référence à des travaux non officiels – et non poursuivis à sa connaissance – Faraday décida de ne pas mentionner son éminent confrère. Erreur fatale qu’il regrettera toute sa vie, car il s’est fait ce jour-là de puissants ennemis.
Les coups viendront parfois d’où il ne les attendait pas. En 1823, la rumeur attribue à Sir Davy des propos sans ambiguïté : Faraday aurait bien volé les idées de Wollaston. Davy a beau nier avoir tenu un tel discours, le mal est fait. Entre le grand chimiste sur le déclin – de plus en plus jaloux de voir son assistant acquérir une envergure internationale – et Faraday, la brouille est consommée. Le moment ne peut plus mal tomber : des tractations sont en cours pour intégrer le jeune prodige au sein de la Royal Society, dont Sir Davy est alors… le président. Ce dernier le prévient qu’il s’opposera à sa candidature. Il sera malgré tout élu – avec une seule voix contre lui.
Six ans plus tard, Faraday est un électrochimiste qui a pignon sur rue. Un solitaire aussi, qui commence à décliner la plupart des invitations, hormis les dîners d’anniversaires de la Royal Society et quelques autres rares occasions. Les conférences qu’il donne à la Royal Institution, les travaux d’analyse chimique qu’on ne cesse de lui réclamer ou sa position de consultant à l’Amirauté lui assurent de confortables revenus. Mais il se désespère de pouvoir se consacrer enfin à des travaux majeurs. Désespoir de courte durée, car en 1931, il fait une découverte qui lui assure une place dans les livres d’histoire : celle de l’induction électromagnétique.
L’idée trottait dans sa tête depuis quelques années. Si un courant électrique pouvait avoir un effet magnétique, la réciproque devait certainement exister. Il devait être possible, à partir d’une puissance magnétique, d’induire en retour un courant électrique dans un conducteur.
En novembre 1825, Faraday avait fait une première tentative, en prenant deux fils de cuivre. Le premier, parcouru par un courant, exerçait une action magnétique sur le second. Il ne restait plus qu’à regarder si cette action magnétique se traduisait dans ce second fil par un courant. Faraday essaya trois configurations géométriques différentes. Sans succès. L’effet, conclut-il, devait être trop faible pour être détecté. Mais en août 1831, Faraday imagine un nouveau dispositif plus puissant. Il enroule deux longs fils de cuivre autour de deux bords opposés d’un anneau de fer. Cet anneau doit concentrer la « tension » magnétique rayonnée par le premier enroulement vers le second bobinage. Si Faraday a vu juste, cette action magnétique devrait y provoquer un courant détectable au galvanomètre.
Il connecte l’enroulement primaire à la pile et note immédiatement « un effet sensible sur l’aiguille. Elle oscille et finit par s’établir dans sa position originale ». Un bref courant a donc traversé le second conducteur. Et, chose curieuse, un même courant éphémère le traverse – dans l’autre sens cette fois – lorsqu’il débranche le premier conducteur. Faraday triomphe. Il tient l’effet qu’il recherche depuis des années. Mais plusieurs questions le tourmentent.
D’abord, pourquoi le courant produit est-il si bref ? Un courant permanent aurait été plus logique. Peut-être, suppose-t-il, l’accroissement soudain du courant primaire est-il plus efficace qu’un courant continu. Faraday, qui a travaillé quelque temps sur des problèmes d’acoustique, commence à se familiariser avec ces phénomènes transitoires. Mais pourquoi diable un second courant, lui aussi éphémère et d’intensité comparable, est-il produit lorsqu’on coupe le circuit ? Enfin, comment un courant mourant peut-il avoir des effets qu’un courant permanent n’a pas ?
Cogitant sans relâche, Faraday finit par concevoir une théorie : le second conducteur, lorsqu’il est parcouru par la première vague de courant, garde un état « électrotonique », une tension qu’il maintient jusqu’à ce qu’on déconnecte le premier conducteur. Il se relâche alors et un courant éphémère opposé en résulte. Ce n’est pas excessivement clair, mais Faraday doit se contenter de cette explication. Il poursuit néanmoins ses expériences. En octobre, avec une pile remise à neuf et des enroulements plus performants, il obtient un courant induit sans avoir recours à l’anneau de fer. Puis, à la fin de l’année, il crée des courants en déplaçant un conducteur l’un par rapport à l’autre. C’est alors qu’il se souvient d’une expérience réalisée quelques années plus tôt, par Arago. Le scientifique français avait observé qu’un disque de cuivre en rotation pouvait être ralenti en plaçant un aimant à proximité. Ne pourrait-on pas expliquer cet effet par des courants induits dans le disque par l’aimant ? C’est ce que Faraday vérifie, en faisant tourner un disque de cuivre entre les mâchoires d’un grand aimant de la Royal Society. Il connecte deux lames du disque à un galvanomètre, et observe effectivement une déviation. Faraday démontre ensuite que ces courants sont induits du centre vers la périphérie du disque, c’est-à-dire dans une direction perpendiculaire au mouvement.
Pour obtenir une loi plus générale, il fait bouger des lames de métal ou des fils conducteurs entre les pôles de différents aimants. Il observe que la direction du courant électrique induit dépend de la façon dont le fil ou la plaque de métal coupe les « courbes magnétiques », qu’il définit comme « les lignes de force magnétique (…) qui seraient décrites par la limaille de fer ou celles avec lesquelles une très petite aiguille magnétique formerait une tangente. » Des lignes de force qui ne sont pas totalement inconnues des physiciens : cela fait des décennies qu’ils observent des curieux tracés imprimés par tout aimant dans la limaille de fer. Au début de 1832, Faraday résume ses résultats en une seule loi : « Si un fil conducteur se déplace de façon à couper une courbe magnétique, une puissance est mise en action qui tend à produire un courant électrique à travers lui. »
Cette découverte met l’Europe des savants en émoi. À Paris, Jean Hachette se permet, sans l’autorisation de l’auteur, de lire à l’Académie française une lettre privée dans laquelle Faraday résume ses principaux résultats. Des résultats qu’il doit à une exploration méthodique et à l’extrême flexibilité de ses appareils, qu’il modifie sans cesse selon ses intuitions ou les opportunités offertes par son laboratoire. Faraday l’autodidacte, plus habile de ses mains qu’avec les concepts mathématiques, prend sa revanche sur cette physique mathématique à laquelle son manque d’éducation n’a pu donner accès. « Je n’ai pas souvenir, ironise-t-il en 1833, que les maths aient permis beaucoup de prédictions. Peut-être un ou deux faits indépendants dans la théorie d’Ampère. Je doute même qu’il y en ait eu deux. Les faits ont précédé les maths, ou lorsque cela n’a pas été le cas, les faits sont restés insoupçonnés bien que les calculs fussent prêts, comme dans la rotation électromagnétique et dans la magnéto-électricité en général ; et parfois, quand le fait était présent comme dans le phénomène d’Arago, les calculs furent insuffisants pour illustrer sa vraie nature jusqu’à ce que d’autres faits ne viennent y aider. »
De fait, la théorie qu’offre Faraday de l’induction n’est ni mathématique, ni même quantitative. C’est un ensemble d’observations qui s’agrègent autour de concepts encore flous. Les courbes magnétiques, en particulier, ont-elles une réalité physique ? Et si oui, comment ces « lignes de force » se transmettent-elles ? Faraday, à vrai dire, l’ignore. D’autant qu’en avril 1834, il ne sait pas non plus comment définir la charge électrique. Dans le cas d’un isolant relié à une source de tension, il imagine que ses constituant se polarisent : chacune de ses parties est positive d’un côté, négative de l’autre, comme les polarisations nord-sud de chaque partie d’un aimant. Un élément polarisé exerce une tension sur l’élément voisin et le polarise à son tour. De proche en proche, il se dessine dans la matière de l’isolant une ligne de force électrique.
Et dans le cas d’un conducteur ? Faraday suppose que lorsqu’on relie un conducteur à une source électrique, les charges ne résident pas vraiment à la surface du conducteur, mais à la surface de l’isolant avec lequel il est en contact – l’air par exemple – et qui se retrouve polarisé. Pour Faraday, cela signifie donc que la surface d’un conducteur ne peut être chargée que si elle est reliée, par une « ligne de force électrique » à un autre conducteur, même très éloigné, possédant une quantité opposée d’électricité. La polarisation qui débute sur un conducteur doit finir sur un autre. Et toute charge reste reliée à une charge opposée. Faraday est un expérimentateur patient et méticuleux. La minutie extrême de ses expériences l’amène à découvrir que cette induction de charges peut se faire selon des lignes courbes, c’est-à-dire qu’elle peut contourner des obstacles. Voilà la preuve définitive, assène-t-il, qu’il s’agit bien d’une action de proche en proche entre particules contiguës, car une action à distance aurait été rectiligne.
De février 1836 à septembre 1837, il visualise ces courbes d’induction par des décharges dans des gaz. Les motifs lumineux qui apparaissent sont similaires aux tracés obtenus dans la limaille de fer pour les lignes de force magnétique. Mais en 1839, le surmenage et des pertes de mémoire plongent Faraday dans une longue période de dépression. Il devra arrêter quelque temps ses travaux.
À la fin de l’année 1845, il n’a pas oublié ses courbes – ou lignes de force – magnétiques. Il teste leurs effets sur différents corps non aimantés. Faraday finit par découvrir que beaucoup de ces corps, en particulier le bismuth, ont un comportement étrange : au lieu de s’aligner le long des courbes magnétiques, comme le ferait la limaille de fer, ils paraissent, bien au contraire, les fuir. Et ce, quelles que soient les polarités de l’aimant. L’étude de ces substances, que Faraday qualifie de « diamagnétiques », ne fera que renforce sa conviction : les phénomènes magnétiques ne sont pas des interactions entre particules distantes mais entre la matière et les lignes de force qui la traversent. La puissance de l’aimant ne réside pas dans ses pôles – Nord et Sud – mais dans ces fameuses boucles qui sortent d’une extrémité et reviennent par l’autre.
Reste à expliquer comment elles se propagent dans l’espace. Par analogie avec les phénomènes électriques, Faraday s’est représenté dès le départ ces lignes de force, qu’il appelle à présent des « champs », comme un état de tension. Mais tension de quoi ? Pas de la matière, car il a pu montrer que le magnétisme agit même à travers le vide. Et si ce « champ » existait par lui-même, sans support matériel ? Faraday, en 1846, franchit le pas et suggère de supprimer définitivement toute référence à la matière : les forces qu’observe le physicien sont créées par un ensemble de champs électriques, magnétiques ou gravitationnels qui traversent l’espace vide. L’univers n’est plus un ensemble de particules qui s’entrechoquent et interagissent à distance, comme le supposait Newton en son temps. La matière s’entoure désormais de champs, qui se propagent et auxquels elle réagit. Bouleversement de la pensée? Sans nul doute. Au soir de sa vie, malgré de terribles pertes de mémoire qui altèrent ses facultés, Faraday pose les bases d’une physique nouvelle. Mais dans un langage encore confus et approximatif. Une langue des sens à laquelle il manque, en particulier, la puissance du formalisme mathématique. Faraday l’autodidacte trouve là ses limites. Et passe la main aux virtuoses de l’abstrait dont il avait cru pouvoir se railler.
Maxwell, la clé des champ
Ballotté par les cahots qui secouent son attelage, James Clerk Maxwell griffonne quelques notes. Quand il perçoit les toits pentus de la maison familiale de Glenlair, lovée dans un bois du Comté de Galloway, au sud-ouest de l’Écosse, son visage s’illumine. Les souvenirs affluent, d’une enfance heureuse. De sa mère, Frances, morte quand il avait huit ans. Des été passés avec son père, à aider aux champs… En ce printemps 1865, le physicien quitte sans regret le King’s College de Londres, et son titre prestigieux de professeur de philosophie naturelle, pour se ressourcer dans ses terres écossaises. Prendre un peu de repos, avec sa femme Katherine, après des années de travail intense.
Cet exil volontaire, loin des opportunités qu’offre la grande capitale anglaise, désarçonne ses confrères. Pourquoi freiner ainsi une si prometteuse carrière ? Car Maxwell, à 34 ans, a prouvé qu’il fallait le compter parmi les grands de la science britannique. Ses premiers travaux, sur la vision, ont été d’emblée un coup de maître. Lumière et vision, une vieille passion, sourit-il en scrutant les collines verdoyantes dont il apprécie tant les lignes. Le savant écossais se voit encore, du haut de ses trois ans, insister auprès de sa mère : « Mais, maman, comment sais-tu que ce vase est bleu ? ». Il enrageait que personne ne puisse répondre à une question aussi simple. Alors il a construit, dans les premières années qui ont suivi l’obtention de son titre de Bachelor, à Cambridge, un « ophtalmoscope » qui éclairait l’intérieur de l’oeil, pour explorer lui-même la rétine humaine.
Les peintres savaient depuis longtemps comment obtenir n’importe quelle couleur à l’aide de pigments rouges, bleus et jaunes, qu’ils appelaient les trois « couleurs primaires ». Mais pourquoi trois couleurs ? Sans doute, supposait le physicien Thomas Young, parce que l’oeil humain contenait trois récepteurs de types différents, chacun sensible à une couleur primaire. La combinaison des trois signaux, interprétée par le cerveau, reconstituait ensuite l’ensemble de la palette. Mais il n’avait jamais pu le prouver.
Un ancien professeur de Maxwell, à l’université d’Édimbourg, s’en était malgré tout inspiré. Il avait essayé de reproduire toutes les couleurs, à l’aide de disques divisés en trois secteurs colorés selon les trois secteurs primaires, qu’il faisait tourner très vite pour superposer dans le cerveau les trois secteurs colorés. Ce fut un échec. Et Maxwell a compris plus tard pourquoi : les pigments agissent par soustraction, et non par addition. La couleur du mélange correspond à la lumière qui n’a pas été absorbée par l’ensemble des pigments, pas à la somme de leurs différentes couleurs. Maxwell a donc corrigé l’instrument en utilisant le rouge, le vert (au lieu du jaune) et le bleu comme couleurs primaires. Et il a réussi là où son professeur avait échoué. Il est parvenu à reproduire, par combinaison, toutes les couleurs. Il en a déduit un système dans lequel chacune pouvait s’écrire comme une combinaison, exprimée en pourcentages, des trois nouvelles couleurs primaires. Mieux, en s’autorisant des coefficients négatifs, on pouvait remplacer ces trois couleurs par n’importe quelles autres. Ces résultats, obtenus avec l’aide de Katherine, avaient produit grande impression.
Son mémoire sur la stabilité des anneaux de Saturne, publié en 1859, fut son second coup d’éclat. Le problème résistait aux astronomes depuis 200 ans : ces anneaux que l’on percevait au télescope étaient-ils solides ou liquides ? Maxwell a démontré qu’ils ne pouvaient être stables que s’ils étaient constitués d’une multitude de petits blocs indépendants.
Ces deux résultats lui ont valu d’être rapidement élu membre de la Royal Society, une semaine avant ses 30 ans. Belle revanche sur ses camarades de l’Académie d’Édimbourg qui, lorsqu’il était adolescent, raillant ses vêtements de paysan et son accent de Galloway, le surnommaient « l’idiot »…
Le voilà maintenant de retour sur ses terres, accueilli dès le perron par une sourde odeur de rance. Pourquoi ne se dissipe-t-elle pas plus vite, se plaint Katherine qui ouvre grand les fenêtres ? Maxwell croit savoir. Comme Clausius, il suppose que les gaz sont constitués d’un grand nombre de particules aux mouvements très rapides, mais aux collisions incessantes. Résultat : si leurs mouvements expliquent la pression du gaz, ces chocs qui les dévient sans cesse les empêchent en revanche de parcourir de grandes distances. Les odeurs sont donc lentes à se dissiper. Mais comment relier la vitesse de toutes ces particules à la température, dont dépend cette pression ? Impossible, bien sûr, d’étudier le mouvement individuel de chacune. Maxwell a eu il y a quelques années une idée de génie : raisonner avec des statistiques. Établir une distribution des vitesses dans le gaz, à l’image des statistiques que d’autres savants dressaient quand ils étudiaient, par exemple, la taille moyenne des soldats de l’Empire. Car si l’on connaît la proportion exacte de particules qui évoluent à telle ou telle vitesse, on peut en déduire le comportement global du gaz !
A partir de quelques principes simples, Maxwell a pu déduire une distribution de vitesses, dont la courbe présente selon les trois dimensions une même allure caractéristique de cloche. Une cloche qui s’élargit à mesure que la température augmente, traduisant une augmentation progressive de la vitesse moyenne des particules. A Vienne, Ludwig Boltzmann, s’appuiera dessus, quelques années plus tard, pour reconstruire toute la thermodynamique sur cette approche statistique.
Maxwell sait que ces quelques travaux auraient suffi à faire de lui l’un des physiciens les plus prolifiques de son temps. Mais le phare qui le guide est ailleurs. C’est de sa théorie électromagnétique de la lumière qu’il est le plus fier. Il n’a pu s’empêcher d’écrire, dans une longue lettre à son cousin Charles Hope Cay, qu’elle allait faire «un vent du diable».
Cela fait déjà une dizaine d’années qu’il la mijote. Depuis qu’en 1854, à peine diplômé de l’université de Cambridge, il en a posé les premières pierres. Le sujet est porteur : les phénomènes électriques et magnétiques font depuis des décennies partie des problèmes majeurs sur lesquels se penchent les plus grands. Le télégraphe commence à étendre sa toile à la fois sur et entre les continents, générant des investissements et des profits colossaux. Pourtant, on connaît peu de choses sur la nature du fluide qui circule réellement dans les conducteurs, malgré la belle synthèse que le français Ampère a pu en faire.
On sait que des charges électriques peuvent s’accumuler dans un matériau. Et qu’elles sont de deux sortes : celles de même nature se repoussent, celles de natures différentes s’attirent. Mais comment ? Soupçonnant une analogie avec les lois de la gravité de Newton, le Français Coulomb a mesuré, en 1785, que cette force électrique est inversement proportionnelle au carré de la distance entre les charges. Son compatriote Laplace a ensuite montré que deux conducteurs parallèles, parcourus par des courants, s’attiraient ou se repoussaient, selon que les courants circulaient dans le même sens ou en sens contraire.
On sait en outre que les pôles magnétiques – nord et sud – d’un aimant se repoussent ou s’attirent eux-aussi, selon qu’ils sont respectivement de mêmes polarités ou de polarités opposées. Mais, contrairement aux charges électriques, on ne peut les isoler l’un de l’autre : un aimant aura toujours, aussi petit qu’on le coupe, un pôle nord et un pôle sud. On a donc supposé l’existence de deux fluides différents : le fluide électrique d’un côté, le fluide magnétique de l’autre. Agissaient-ils l’un sur l’autre ?
Christian Oersted, à l’université de Copenhague, au Danemark, a montré en 1820 qu’un courant électrique faisait dévier l’aiguille d’une boussole lorsqu’elle était disposée parallèlement au fil conducteur. Preuve que ce courant créait une force magnétique perpendiculaire à la direction du fil. Jean-Baptiste Biot, quelques mois plus tard, en donnait la formule. Près de dix ans plus tard, Faraday, à Londres, démontrait à l’inverse qu’un courant électrique pouvait être produit – induit – en déplaçant un aimant à proximité.
Des liens forts semblent donc unir les fluides électriques et magnétiques, que Faraday a symbolisé par des anneaux entrelacés. Mais quelle est la nature de ces liens ? Deux visions s’opposent. Sur le continent, Poisson, Ampère, ou Gauss se sont inscrit dans le sillage de la mécanique de Newton : les charges électriques et les pôles magnétiques agissent les uns sur les autres par des forces instantanées à distance, comme le font les planètes dans l’espace. Mais cette idée de force instantanée à distance sent depuis le début le soufre : comment diable un corps peut-il agir sur un autre s’il ne le touche pas ? « Je ne forge pas d’hypothèse », avait rétorqué Newton. Un peu facile… Beaucoup ne s’en contentent pas. Michael Faraday, peu féru de mathématiques, est de ceux-là.
Il a imaginé au contraire des lignes physiques de force électrique ou magnétique, créées par les charges et les pôles magnétiques, dans un milieu qui emplissait tout l’espace. Des lignes que l’on voit se dessiner dès que l’on saupoudre de la limaille de fer autour d’un aimant. Comme des tentacules, elles reliaient un pôle à l’autre, se tendant le long du trajet comme des élastiques. Des lignes similaires expliquaient les forces entre charges électriques. Faraday a ensuite postulé qu’un aimant créait une tension dans toute boucle de fil métallique conducteur à proximité. Cette tension, qu’il appelle « état électrotonique », génère un courant lorsque l’aimant ou le fil est déplacé.
Ce modèle très concret a toujours séduit Maxwell. Que l’espace soit empli de lignes invisibles permettait en outre d’expliquer comment la lumière pouvait se déplacer . Puisqu’on avait démontré qu’elle était une onde, il lui fallait bien un support pour qu’elle se déplace, comme le son dans l’air ou les vagues dans l’eau. Il fallait donc un hypothétique « éther », présent dans l’espace, que personne n’avait encore détecté ni mesuré. Ces lignes invisibles allaient dans le bon sens.
Mais Faraday est un autodidacte, mal à l’aise avec les mathématiques. Son modèle explique mais ne permet aucun calcul. Si Maxwell pouvait traduire en langage mathématique ses lignes de force, il pourrait retrouver toutes les lois auxquelles étaient parvenues les partisans de l’hypothèse surnaturelle d’action à distance. On disposerait alors d’une théorie beaucoup plus satisfaisante. Plus facile à dire, néanmoins, qu’à faire…
Le physicien écossais s’est d’abord attaqué au problème plus simple des lignes stationnaires, créées par des charges ou des pôles immobiles. Inspiré par les travaux de son ami William Thomson (futur Lord Kelvin) de l’université de Glasgow, Maxwell a imaginé ces lignes de force comme un fluide qui s’écoulait dans des tubes imaginaires : plus le débit était élevé en un point, plus la force électrique ou magnétique y était forte. Qu’est-ce qui mettait le fluide en mouvement ? Une différence de pression : le long de chaque tube, le fluide s’écoulait des points de haute pression vers ceux de plus basse pression, l’écoulement étant proportionnelle à cette différence de pression, qu’il appelle potentiel. Car William Thomson a montré que les équations qui déterminent l’intensité et la direction de la forces électrostatique ont la même forme que celles qui décrivent le débit et la direction d’un flux de chaleur dans un matériau.
Cette analogie avec un fluide incompressible a permis à Maxwell de retrouver toutes les formules de l’électrostatique. Comme l’attraction ou la répulsion en fonction inverse du carré de la distance. Mais Maxwell, pour décrire en chaque point le débit du fluide, a dû utiliser un concept mathématique nouveau : les vecteurs, des grandeurs dotées d’une direction et d’un sens. L’idée d’une action à distance, à travers un espace vide, a cédé la place à celle de champ, électrique ou magnétique, qui s’exprime en chaque point de l’espace sous la forme d’un vecteur. Et c’est ce champ qui interagit ensuite, en chaque point, avec la matière qui s’y trouve.
Restait un gros morceau : décrire comment interagissent le champ électrique et le champ magnétique. Maxwell a utilisé les outils puissants de calculs vectoriels que venaient de mettre au point William Thomson et George Stokes. Il est parvenu à exprimer comment un courant électrique créait un champ magnétique, et inversement, comment un champ magnétique variable créait un courant électrique. Et ce, en exprimant mathématiquement la circulation de ces vecteurs le long d’une boucle, ou leur flux à travers une surface. Une formulation qu’il a exposée, en 1856, dans un article magistral (Sur les lignes de force de Faraday) où il prit soin d’insister que le fluide restait une métaphore.
Maxwell soupire. Sa vie sentimentale fut cette année-là moins heureuse. Il garde le souvenir piquant de la demande en mariage qu’il a adressée à sa jeune cousine Lizzie, dont il s’était épris. Ses sentiments étaient partagés, mais les familles ont refusé l’union, craignant la consanguinité. Meurtris, les amants gardent tous deux cette blessure intime, que Maxwell a cicatrisé tant bien que mal en se mariant quelques années plus tard avec Katherine, la fille du principal de l’université d’Aberdeen, où il faisait pendant quatre ans ses premières armes en tant que professeur. Il aura décidément connu plus de joie dans l’amour des sciences que dans celui des femmes…
Que se passe-t-il quand les champs fluctuent ? Il lui a fallu six ans de plus pour le décrire. Mais c’est au King’s College de Londres qu’il a poursuivi, à partir de 1860, ses recherches. Ses champs étaient des champs statiques. Il a donc dû tout reprendre avec des champs qui variaient dans le temps. Il a imaginé pour cela un modèle mécanique, dans lequel les lignes de force magnétiques sont des vortex moléculaires, des tourbillons qui décrivent des mouvements circulaires. Dans les matériaux conducteurs, ces tourbillons entraînent dans leur mouvement des particules électriques, ce qui crée un courant. Ailleurs, ils créent une tension électrique dans l’éther élastique qui remplit tout l’espace.
La suite est venue d’elle-même : toute substance élastique est capable de transmettre des ondes. Et il est clair, dans son modèle, que tout changement dans le champ électrique va à son tour entraîner la rotation d’un nouveau tourbillon magnétique, qui lui-même créera plus loin une nouvelle tension électrique, et ainsi de suite. De proche en proche, une onde va se propager.
Mais qui a jamais vu de tels tourbillons ? Pour parfaire sa théorie, il a cherché à s’affranchir, en 1862, du modèle mécanique sous-jacent. Tout reformuler en utilisant les seuls principes de la dynamique, ces lois mathématiques établies par Lagrange au milieu du 18e siècle et qui, à partir de la notion d’énergie, gouvernent la matière et le mouvement. Elles l’ont mené aux relations mathématiques qui décrivent comment des quantités fondamentales – intensité des champs électriques et magnétiques, densité de flux électrique et magnétique, densité de courant électrique et charge électrique – interagissent les unes avec les autres, avec le temps, dans un point donné de l’espace. Et ce, sans avoir à connaître la nature d’une charge électrique ou d’un pôle magnétique. Il en est sorti un ensemble complet et achevé de quatre équations reliant forces électrique et magnétique, qu’il a pu présenter solennellement, en décembre 1864, à la Royal Society. Elles prévoient que tout changement dans le champ électrique ou magnétique crée une onde électromagnétique qui se propage dans l’espace à une vitesse sensiblement égale à celle mesurée de la lumière. Coïncidence ? Maxwell ne le croit pas. La lumière, il en est convaincu, est forcément une onde électromagnétique !
Ses confrères n’ont pas manifesté l’enthousiasme qu’il avait espéré. Peut-être a-t-il été trop audacieux dans ses concepts. Plus ennuyeux : personne, ni même lui, n’est capable de mesurer ces ondes dont il prévoit l’existence.
Peu importe… Son Écosse lui manquait. Les manières empruntées de Londres l’étouffaient. Il a donc décidé de prendre un peu de temps pour lui. Et au printemps 1865, il a posé sa démission pour rentrer dans cette demeure de Glenlair où il se sent chez lui.
Après une infection qui manquera de le tuer, il mettra son temps libre à profit pour l’agrandir selon les plans qu’il avait dessinés avec son père quand il était encore en vie. Il s’investira, aussi, dans la paroisse locale. Une vie simple, en somme, telle qu’il l’avait toujours souhaitée.
Mais il commencera, aussi, à rédiger son monumental Traité sur l’électricité et le magnétisme, dans lequel il synthétisera l’ensemble de ce qui est alors connu dans ce domaine. Un autre sur la théorie de la chaleur, ainsi que seize articles scientifiques sur des sujets aussi divers que la cybernétique, la théorie de l’information ou la topologie, tout en continuant avec Katherine ses travaux sur la vision humaine. L’exil sera loin d’être stérile.
Il durera six ans, jusqu’à qu’on lui confie la création d’un prestigieux laboratoire à Cambridge. Une tâche dont il s’acquittera avec brio, jusqu’à ce qu’un cancer de l’abdomen le foudroie, à 48 ans. Ce même cancer qui avait emporté sa mère quasiment au même âge. Comme si les lignes du destin avaient voulu défier sa théorie des champs. Maxwell meurt donc le 5 novembre 1879. Il ne verra pas, en 1888, l’Allemand Heinrich Hertz démontrer la puissance de sa théorie en détectant les ondes électromagnétique que ses équations avaient prédites. Et sur lesquelles un certain Einstein reconstruira bientôt toute la physique.
Paroles de Nobels
Véritable « jeu olympique des sciences et des lettres », le Prix Nobel, par une cocasse coïncidence, a été créé (en 1901) quasiment au moment même où Pierre de Coubertin ressuscitait, en 1896, l’esprit sportif de la Grèce antique en fondant le Comité international olympique. Depuis, le Prix s’est imposé, élisant tous les ans les savants qui auront le plus marqué leur temps. Rencontres avec les génies d’aujourd’hui.
- Par Emmanuel Monnier
L’ultime pirouette d’un marchand d’explosifs
« Le marchand de canon est mort ». Alfred Nobel, lorsqu’il découvre en 1888 dans une gazette française sa propre nécrologie, n’en goûte guère l’ironie. D’autant que les journalistes parisiens, cette fois, se sont trompés de cible : M. Nobel a bien rendu l’âme, épuisé, mais il s’agit de Ludvig, son frère, magnat du pétrole russe. Erreur cocasse de gratte-papier trop pressés – et ravis – de l’enterrer. Mais qui a dû sonner, pour Alfred Nobel, comme un avertissement: s’il n’y prend garde, c’est bien l’image d’un marchand de poudre à canon que la postérité retiendra de lui.
Cette déconvenue a-t-elle influencé sa décision future de consacrer l’essentiel de sa fortune à la création du plus célèbre des prix? La question, qui a sans nul doute longtemps torturé ses héritiers, reste encore aujourd’hui sans réponse, tant l’industriel richissime est toujours resté discret sur sa vie. Au désir des biographes d’en retracer les contours, il répondait qu’il n’avait rien accompli qui méritât une quelconque notoriété. Nobel est un modeste.
Il n’empêche. Cette grotesque caricature, répandue par des journalistes parisiens qui ne l’ont jamais aimé, a de quoi vexer. Car, comme toute caricature, elle porte en elle sa part de vérité. Oui, la fortune des Nobel – et la sienne en particulier – est étroitement liée au développement des armées. Son père, Imanuel, n’a-t-il pas fait fortune en équipant l’armée du tsar durant la guerre de Crimée? N’avait-il pas vendu à l’empereur russe des mines navales de son invention pour protéger le port de Saint-Petersburg?
Alfred, lui, avait porté son dévolu sur la nitroglycérine, un explosif terrifiant qu’il perfectionna en 1867 pour obtenir la dynamite. Un concentré d’énergie, qui a su se montrer indispensable pour construire les routes, les chemins de fer et les canaux, pour creuser les mines ou percer des tunnels. Mais Alfred Nobel n’ignore pas que ses explosifs ont aussi été utilisés à tour de bras dans les conflits, notamment celui qui opposa la France à la Prusse. En 1880, il mit d’ailleurs au point la balistite, ou poudre sans fumée, destinée spécifiquement aux militaires. Mais cela fait-il de lui un simple marchand de mort?
Nobel se défend de favoriser les guerres. Auprès de son amie, l’Autrichienne Bertha von Suttner, militante pacifiste de renommée internationale, il se définit même comme un ardent défenseur de la paix. Mais… à sa façon. Les publications ou congrès consacrés au désarmement, auxquels Bartha prend part, sont pour lui « argent jeté par la fenêtre« . Et l’idée que les nations puissent, dans un futur proche, dissoudre leurs armées lui apparaît comme une naïve utopie. Non, il en a la certitude: la paix viendra, au contraire, du surarmement; lui-même souhaitant inventer « une substance ou une machine possédant un pouvoir de destruction si terrible que la guerre en deviendrait impossible pour toujours. » L’idée peut paraître paradoxale. Elle sera pourtant reprise, moins d’un siècle plus tard, pour bâtir la doctrine de dissuasion nucléaire qui régira la guerre froide. Alfred Nobel, lui, affirme à Bertha en 1891: « Mes usines pourraient mettre fin à la guerre plus rapidement que vos congrès. Le jour où deux armées pourront s’annihiler l’une l’autre en une seconde, toutes les nations civilisées, espérons-le, s’éloigneront de la guerre et dissoudront leurs troupes.«
Y croyait-il sincèrement? Peut-être, tant les idées pacifistes sont, en ces décennies d’avant-guerre, encore embryonnaires. D’autant qu’Alfred Nobel n’est pas à une contradiction près. D’un naturel misanthrope, il se dit soucieux du bonheur de l’humanité. Idéaliste, romantique à l’excès, il gère sa fortune en redoutable homme d’affaires. Mais le millionnaire courtisé, sinon adulé de ses contemporains, souffre de solitude et prétend que son existence fut vaine.
Ressent-il soudain ce besoin de lui donner un peu plus de sens? Ou recherche-t-il simplement l’admiration de Bertha, dont il fut un temps amoureux? Toujours est-il qu’en 1893, il se dit « prêt à consacrer une partie de [ses] biens pour un prix qui serait décerné tous les cinq ans (…) à l’homme ou la femme qui a amené l’Europe à faire le premier pas vers l’idée générale de la paix. »
Un petit pas pour la paix… mais un grand pas pour le futur prix qui porte son nom. Car le 14 mars de la même année, il rédige sans publicité un premier testament, dans lequel il propose que sa fortune soit employée à récompenser la découverte la plus importante et la plus originale, ou l’avancée la plus remarquable, réalisée dans la sphère du savoir ou sur le chemin des progrès humains. Et il désigne l’Académie royale des sciences de Suède, légataire principal, pour distribuer ce prix.
Tout porte à croire que sa décision fut réfléchie. En effet, deux ans plus tard, le 27 novembre 1895, il en affine la formulation. Il rédige à Paris, dans la plus grande discrétion, sans l’aide d’un homme de loi, un deuxième texte qui réduit encore davantage les biens réservés aux membres de sa famille et qui précise ce qu’il entend par « sphère du savoir » et « progrès humain »: à savoir la physique, la chimie, la physiologie ou la médecine, la littérature et la paix.
Un tel testament, à l’époque, n’est pas courant. L’usage aurait voulu qu’il lègue l’essentiel de ses biens à sa famille. Mais quelle famille? Alfred Nobel, qui ne s’est jamais marié, n’a eu aucun enfant. Il a une confiance très limitée dans les compétences financières de ses frères. Et qui plus est, il s’est toujours déclaré contre la transmission des fortunes par héritage, qui « vont trop souvent à des incapables et n’apportent que des calamités par la tendance à l’oisiveté qu’elles engendrent chez l’héritier« . Alors que faire de ses millions si ce n’est les donner à des oeuvres utiles. Et raccommoder, peut-être, une conscience malmenée par les persiflages. Son argent servira donc le bonheur de l’humanité. Et pour un industriel positiviste, qu’est-ce qui concourt au bonheur de l’humanité si ce n’est la science? En particulier les sciences naturelles. « Propager le savoir, écrit-il, c’est propager le bien-être. je veux dire le bien-être général, non la prospérité individuelle, et avec l’arrivée d’un tel bien-être disparaîtra l’essentiel du mal, héritage des âges sombres. L’avancée de la recherche scientifique (…) remue en nous l’espoir que les microbes, ceux de l’esprit comme ceux du corps, disparaîtront peu à peu, et que la seule guerre que l’humanité mènera dans le futur sera celle contre ces microbes. » Nobel, bien que n’ayant jamais fréquenté l’Université, aime les sciences. La chimie, bien sûr, dont il tire d’innombrables brevets (à sa mort il en détiendra 355), mais aussi la physique. Durant ses dernières années, il réfléchit sur l’atome. « Sa forme, ses mouvements et sa destinée, à la fois en tant qu’individualité et comme cellule contributive dans la vie de l’univers, occupent mes pensées plus qu’ils ne devraient », écrit-il.
Nobel, à la santé très fragile, souffrant de problèmes cardiaques, s’est également découvert sur le tard une passion pour la médecine. Le docteur Sten von Hofsten, professeur assistant à l’Institut Karolinska de Stockholm, se souvient dans une lettre, du souhait exprimé en 1890 par M. Nobel, « de faire la connaissance de jeunes physiologistes suédois, bien entraînés, avec qui il pourrait travailler, ou plutôt, qui seraient capables de faire fructifier quelques-unes des idées originales et ingénieuses dans le domaine de la physiologie, qui germaient dans son cerveau hautement inventif. » Cet homme sera le docteur Johan Erik Johansson, alors maître de conférence en physiologie, qui restera cinq mois dans le laboratoire personnel de Nobel, à Sevran, pour travailler sur les transfusions sanguines. « À plusieurs occasions, écrit Johansson à propos de Nobel dans le rapport qu’il fera ensuite, il s’est déclaré personnellement prêt à organiser un institut personnel pour la recherche médicale par l’expérimentation. » Dès 1890, Alfred Nobel donne déjà 50 000 couronnes à l’Institut Karolinska pour créer un fonds à la mémoire de sa mère Andrietta, morte l’année précédente. Un fonds destiné à promouvoir la recherche expérimentale dans toutes les branches des sciences médicales et à « faciliter l’utilisation des fruits de telles recherches dans l’enseignement et la littérature médicale« .
Sa passion pour les Lettres, elle, est plus ancienne. Il écrit ses premiers poèmes, en anglais, à la fin de son adolescence. « You say I am a Riddle« , un poème autobiographique de 319 vers, qu’il rédige à 18 ans, décrit sa passion pour une jeune et jolie parisienne, trop tôt « mariée au tombeau ». Ses poètes préférés sont alors Shelley, dont il épouse l’idéalisme romantique, et Byron qui épanche son mal de vivre. Il griffonne plusieurs romans, dans un style plutôt médiocre, dont une oeuvre sociale, « Monsieur Avenir » qui ne sera jamais terminée. « Un reclus sans livre ni encre est déjà dans sa vie un homme mort« , déclarait-il. Lorsque la sienne s’achève, il laisse une bibliothèque d’environ 1 500 volumes, pour la plupart des ouvrages de fiction, dans leur langue originale (Nobel parlait le suédois, le russe, le français, l’anglais et l’allemand). Des romans de grands auteurs du XIXe siècle, comme Victor Hugo, qu’il connaissait personnellement, mais aussi des classiques, des livres de philosophie, de théologie, d’histoire et de scientifiques.
Le premier testament de 1893 ne faisait pas mention de la littérature. Peut-être faut-il voir, dans le rajout que Nobel opère deux ans plus tard, la marque du réveil tardif de cette ancienne passion. Durant l’année 1895, avant de mourir, Alfred Nobel, qui a alors 62 ans, s’était remis à écrire. Notamment une tragédie, Nemesis, dont une centaine d’exemplaires seront imprimés après sa mort. Ils seront détruits – à l’exception de trois d’entre eux – sur ordre de sa famille, qui estimera cette pièce indigne de son illustre auteur, dont le talent était décidément ailleurs. Son intense activité d’homme d’affaires lui avait laissé peu le loisir de se forger un style. Mais au soir de sa vie, Nobel l’industriel semble céder sa place à l’idéaliste, au romantique et au rêveur introverti. Au grand dam de ses héritiers qui, en décembre 1896, découvriront ses dernières volontés.
Charles Townes, l’inventeur du laser
Une belle invention, mais dont on ne voyait pas vraiment l’intérêt: voilà comment fut longtemps considéré le laser à ses débuts. L’été 2000, j’ai rencontré Charles Townes, son inventeur, qui a reçu en 1964 le prix Nobel pour cette technologie qui s’est imposée à peu près partout. Décédé en 2015, ce géant de la physique (il était objectivement grand de taille et d’esprit) m’a raconté, dans un train reliant Orléans à Paris, comment lui était venue cette « idée sans avenir ».
« Ton laser, c’est une solution à la recherche d’un problème ». Cette plaisanterie, l’Américain Charles Townes l’a supportée pendant des années. Qu’importe, il en avait vu d’autres. Son directeur ne lui avait-il pas ordonné, en 1954, d’arrêter de gaspiller les crédits de son université en recherches inutiles? Cette injonction en aurait découragé plus d’un. Pas Townes, qui s’obstine et réalise quelques mois plus tard, ce qui sera considéré comme l’une des plus grandes avancées technologiques du XXe siècle. En 2000, la démarche toujours alerte malgré ses 85 ans, il se souvenait comment, envers et contre tous, il avait réalisé d’abord le maser. Et comment, auréolé d’un exploit qui lui valait déjà l’attention du comité Nobel, il avait porté quatre ans plus tard l’estocade finale en extrapolant le principe du maser à la lumière visible pour accoucher du laser.
En voulait-il à ses confrères dubitatifs? Même pas. « Ils ne m’ont pas vraiment blessé, avouait-il, avec son fort accent américain, car ils ne m’ont pas ralenti. J’avais de toute façon, à l’université Columbia, un statut qui m’autorisait à mener les recherches que je voulais, quelle que soit l’opinion du président. » Une liberté qui incitait à sortir des sentiers battus. Alors au diable les sceptiques : Townes savait, dès le 26 avril 1951, que son idée était géniale.
A l’époque, Charles Townes n’était déjà plus n’importe qui. Il s’était acquis, après la seconde guerre mondiale, une solide réputation de spectroscopiste. A l’université de Columbia, il explorait en pionnier l’interaction des molécules avec les micro-ondes, s’engouffrant dans la brèche qu’avait ouverte l’avancée prodigieuse des techniques radars durant le conflit.
« Mon désir était d’utiliser des longueurs d’onde plus courtes, de l’ordre d’un dixième de millimètre, explique-il dans ce train qui nous mène alors tous deux vers Paris. Car les molécules interagissent fortement avec les ondes de cette longueur. » Townes a donc besoin d’un oscillateur capable de fournir un tel rayonnement. Impossible: malgré les progrès réalisés depuis le début du siècle pour produire des ondes électromagnétiques toujours plus courtes, nul n’était encore réellement parvenu à descendre en dessous du centimètre. Produire des ondes millimétriques nécessitait de construire de minuscules cavités résonantes, de l’ordre du millimètre, et pourtant capables de résister à de hautes températures. Un casse-tête insoluble pour les ingénieurs de l’époque.
Charles Townes se souvient que ce matin d’avril 1951, il tourne et retourne le problème dans sa tête. Comment obtenir l’appareil dont il a besoin? Il réfléchit à différents types de résonateurs. Sans succès. « Il me fallait quelque chose de minuscule. C’est alors que j’ai pensé aux molécules. Quoi de plus petit, en effet, qu’une molécule?«
Les atomes ou les molécules, se dit-il, absorbent et émettent des ondes électromagnétiques. Einstein avait décrit, en 1917, comment un atome, qui peut se trouver dans différents niveaux d’énergie possibles, absorbe un photon de lumière lorsque l’énergie de ce dernier correspond exactement à la différence entre deux niveaux. Absorber le photon permet alors à l’atome de passer au niveau d’énergie supérieur. Inversement, l’atome excité peut à tout moment redescendre sur le niveau initial. Mais il doit, pour cela, libérer un photon qui emporte à son tour la différence d’énergie qui existe entre les deux niveaux. Un phénomène appelé émission spontanée.
Einstein avait surtout montré que cette émission pouvait être provoquée. Comment? En envoyant sur l’atome excité un deuxième photon, dont l’énergie correspond, elle aussi, à celle qui sépare les deux niveaux. L’atome émet alors un photon strictement identique au premier et perd l’énergie correspondante. Pour un photon envoyé sur l’atome excité, on en récupère donc deux. C’est l’émission induite, ou stimulée, dont l’effet est d’amplifier le signal initial. Et comme le deuxième photon est exactement en phase avec le précédent, on dit que la lumière émise est une lumière cohérente.
Peut-on, grâce à cette amplification, espérer réellement produire du rayonnement? Hélas, les atomes se trouvant en général dans l’état de plus basse énergie – ou état fondamental -, l’absorption est toujours plus importante que l’émission. L’intérêt est donc nul. Townes le savait. Mais s’il parvenait, par un moyen ou un autre, à avoir plus d’atomes dans un état excité que d’atomes dans l’état fondamental – on parle alors d’inversion de population – il aurait alors plus de photons émis que de photons absorbés. Et dont une production nette de rayonnement électromagnétique. Or, des recherches avaient déjà été menées avec succès, notamment dans son université, pour obtenir une telle inversion de population. En séparant par exemple les atomes excités de ceux qui sont restés dans l’état fondamental.
Fébrile, Charles Townes sort un crayon et une enveloppe de sa poche et commence de rapides calculs, en prenant comme exemple la molécule d’ammoniac, sa molécule fétiche. Il imagine une cavité dans laquelle il envoie un jet de molécules d’ammoniac excitées. Pour obliger chaque molécule à relâcher un photon, il imagine une cavité – le résonateur – aux parois réfléchissantes. Le rayonnement passe et repasse à travers le gaz d’ammoniac, récoltant à chaque passage des photons supplémentaires. Si la cavité n’a pas trop de perte, ce rayonnement devient rapidement très intense. Et comme tous les photons ont exactement la même énergie, la fréquence du rayonnement est exceptionnellement pure. Le Maser, ou Microwave amplification by stimulated emission of radiation était né. Mais pour la gloire, Townes devra attendre.
Son idée est fraîchement accueillie. Tant pis. Townes passe outre et choisit de construire un premier prototype en utilisant la raie à 1,25 cm de l’ammoniac, une longueur d’onde pour laquelle la technologie est déjà assez avancée. Et il s’entoure de deux étudiants, Jim Gordon et Herb Zeiger, prêts à parier avec lui sur la réussite de cette aventure. Le trio entame avec courage une longue traversée du désert.
Les visites, en effet, se font rares. Llewelyn Thomas, théoricien respecté de Columbia, affirme qu’en raison de principes élémentaires de physique, le maser ne peut avoir les performances annoncées. Il refusera même d’écouter la moindre explication. C’est le temps où Kusch, le directeur du département de physique, et son prédécesseur Rabi, lui ordonnent d’arrêter ses recherches. Townes, fort heureusement, n’en fait rien. Et en avril 1954, Jim Gordon déboule au milieu d’un séminaire pour annoncer la nouvelle: le prototype fonctionne. Les spectroscopistes disposent désormais d’une source intense de rayonnement électromagnétique micro-onde.
De quoi faire taire enfin les sceptiques? Nullement. Townes a beau réaliser un second maser et démontrer l’extrême pureté de la fréquence émise – indispensable pour faire de la spectroscopie de précision – Niels Bohr lui-même, l’un des plus grands physiciens du XXe siècle, avoue son incrédulité. Même réaction de John von Neuman qui, lors d’une entrevue avec Townes, commence par affirmer que de tels résultats sont impossibles, avant de reconnaître, après quelques minutes de réflexion, que Townes, en fin de compte, pourrait bien avoir raison.
Car Townes, effectivement, avait raison. Et dès l’exploit reconnu, une déflagration secoue le monde de la physique. Au point que la prestigieuse Physical Review se retrouve assaillie d’articles sur les masers. « À la fin des années 1950 elle en recevait tellement, se souvenait Charles Townes en riant, qu’elles a dû publier une annonce précisant qu’elle n’accepterait plus désormais aucun article sur ce sujet. On n’avait jamais vu ça. » Le maser devient si populaire que certains en font l’acronyme de « Means of Acquiring Support for Expensive Research » ou moyen d’attirer les crédits pour des recherches coûteuses. Pourquoi un tel succès?
« On a montré que c’était un excellent oscillateur, explique Charles Townes, mais aussi un remarquable amplificateur. Il était presque cent fois plus sensible que le meilleur amplificateur jamais construit auparavant. C’était un changement énorme et beaucoup l’ont compris. » L’outil de spectroscopie se transforme donc en pièce maîtresse de l’électronique, alors en plein essor. Townes, plus intéressé par la physique que par la technologie, prend une année sabbatique, laissant à d’autres, notamment Nicolaas Bloembergen, à Harvard, le soin de concevoir des masers plus performants ou à fréquence variable. « En 1957, poursuit-il, j’ai décidé de revenir à l’objectif qui était le mien lorsque j’ai conçu le maser: obtenir des longueurs d’ondes plus courtes. mais je n’avais pas la moindre idée pour obtenir cela. » En effet, les dimensions de la cavité résonante doivent correspondre, grosso modo, à la longueur de l’onde à amplifier, pour éviter la production d’ondes parasites lors des réflexions multiples sur les parois. Mais en réduisant la taille de la cavité, on réduit également la quantité de molécules excitées qui y pénètrent et le temps qu’elles y passent.
Townes, qui était en parallèle consultant au laboratoire Bell de la compagnie AT&T, y côtoie Arthur Schawlow, son beau-frère. Il lui fait part de ses difficultés à concevoir ce qu’il appelle alors un « maser optique ». Townes pense à une cavité plusieurs milliers de fois plus grande que la longueur d’onde pour recueillir suffisamment de molécules excitées. Mais il doit, du coup, trouver un moyen de limiter les ondes parasites. Arthur Schawlow trouvera une solution à la fois simple et élégante: il réduit la cavité à sa plus simple expression, c’est-à-dire à deux miroirs plans strictement parallèles, face à face. Un système bien connu alors des opticiens sous le nom d’interféromètre de Fabry-Perot, dans lequel les oscillations parasites – celles qui ne sont pas réfléchies de façon exactement perpendiculaire aux miroirs – s’éliminent d’elles-mêmes en quittant la « cavité ».
Le 15 décembre 1958, ils publient leurs idées dans la Physical Review, sous forme d’un article considéré comme l’acte de naissance du laser, ou Light Amplication by Stimulated Emission of Radiation. Un acronyme que Townes n’a jamais vraiment aimé: il lui préférait le terme de maser optique. mais le terme laser, plus pratique, s’est imposé. « Et c’est le maser, regrette-t-il, qui est devenu laser micro-onde.«
Dans leur article, Townes et Schawlow exposent l’effet maser, le principe du résonateur de Fabry-Perot, ainsi que différentes suggestions pour obtenir une inversion de population, c’est-à-dire un système qui contient plus d’atomes dans l’état excité que dans l’état fondamental. Bis repetita. Tout comme le maser, cette deuxième invention de Townes commence par recevoir un accueil plutôt frais. « Moi je savais qu’il y aurait de multiples usages possibles, car le laser mariait deux domaines importants : l’optique et l’électronique, souligne alors sans forfanterie Charles Townes. On peut faire beaucoup de choses avec une lumière de très forte intensité. On peut faire fondre des solides, découper, faire des trous. Avec les courtes longueurs d’onde, vous pouvez aussi véhiculer énormément d’informations. Même si je ne pouvais pas prévoir qu’il y aurait en plus l’avènement de la fibre optique. » Bref, Townes le physicien pressent déjà que l’outil qu’il a conçu pour ses propres recherches va rendre d’inestimables services aux ingénieurs.
Au fil des rencontres et des discussions, les physiciens américains finissent peu à peu par comprendre l’intérêt du laser. Et si, au sein même des laboratoires Bell qui en détiennent le brevet, certaines personnes s’inquiètent que l’on investisse tant d’argent pour construire un objet inutile, la course ne tarde pas à s’engager pour être le premier à le construire.
Une course dans laquelle Townes s’engage plutôt mollement. Il quitte en effet l’université de Columbia pour occuper durant deux ans le poste de vice-président de l‘Institute for Defense Analysis, qui conseille le gouvernement de Washington. C’est donc un de ses étudiants qui, à Columbia, se charge de construire un laser comme travail de thèse. « C’est vrai que je n’ai pas mobilisé toute mon énergie pour être le premier à le construire, reconnaît-t-il en 2000, mais je ne pensais pas que c’était théoriquement important. Je savais que des lasers seraient de toute façon construits. Et je trouvais une certaine beauté à montrer la voie, à indiquer aux autres comment y parvenir.«
Face aux investissements, en hommes comme en moyens financiers, des laboratoires industriels, l’étudiant de Townes n’a évidemment aucune chance. En 1959, lors d’un congrès sur les masers organisés par Townes, Theodore Maiman, du Hughes Research Laboratory, acquiert la conviction qu’il peut réaliser un laser solide en utilisant un rubis artificiel. Pour exciter les atomes et obtenir une inversion de population, il l’entoure d’une lampe flash qui émet des éclairs puissants de lumière. En retombant sur un niveau d’énergie inférieur, les atomes du rubis émettent alors une raie de lumière rouge, signature d’un effet laser.
Le 16 mai 1960, Maiman obtient la première impulsion laser, qu’il annonce dans une conférence de presse le 7 juillet 1960 à New York. Le succès est immense. le grand public se passionne pour ce rayon de lumière. « Cette image d’un rayon de lumière a beaucoup frappé les imaginations, analyse Charles Townes. Immédiatement, les journaux ont parlé de rayon tueur, ont présenté le laser comme une arme extrêmement puissante. Maiman était assailli par des questions sur ce sujet. Il a essayé de faire retomber le cliché, mais il n’a pas pu. » Le laser restera donc, pour les décennies à venir, un rayon destructeur.
Sans grande surprise, Townes recevra, en 1964, le prix Nobel pour l’invention du maser, en même temps que Basov et Prokhorov qui, quasi simultanément, avaient imaginé un appareil similaire en Union Soviétique. Mais pour Townes, la page du laser semble définitivement tournée. Cet appareil redevient ce qu’il avait, pour lui, toujours été: un instrument utile pour ses propres expériences. « Je ne voulais pas faire de science appliquée. Mon objectif était depuis le début de faire de la physique fondamentale« , donne-t-il en réponse à tous ceux qui regrettent qu’il n’ait pas accompagné jusqu’au bout la révolution technologique qui, déjà, s’annonçait. Mais sans doute faut-il voir, dans sa décision, son désir d’explorer des terres encore vierges. Après la spectroscopie, l’électronique et l’optique, c’est dans le rayonnement des immensités spatiales qu’il continuait, encore en 2000, à transgresser du haut de ses 85 ans les frontières des disciplines scientifiques.